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que j’arrivai en Bosnie, et qu’ayant parcouru la Croatie et l’Esclavonie. je pénétrai enfin par Brod dans les nouvelles provinces slaves de la monarchie austro-hongroise, en compagnie d’un Serbe, M. Z…, ancien officier des Confins militaires, qui avait bien voulu se charger de m’accompagner comme interprète, et muni de toutes les recommandations et pièces nécessaires pour pouvoir circuler dans le pays où les officiers, les fonctionnaires et les fournisseurs de l’armée pouvaient seuls entrer librement à cette époque.


II.


Dervend, 15 mai 1879.

Nous voici enfin en Bosnie. Nous avons quitté Brod hier matin, à quatre heures, et nous sommes arrivés à Dervend par le petit chemin de fer stratégique qui n’est pas encore ouvert au public, mais dont nous avons le droit d’user, grâce à nos firmans.

Dervend (de dervo, bois), bien que possédant dans ses six cent cinquante maisons une population de quatre mille habitans environ (sans compter les quatre-vingts hommes du génie et du train qui composent en ce moment sa garnison), Dervend est un affreux trou, formé de trois ou quatre rues tortueuses, mais qui a le mérite pour le touriste venant de la Save d’être le premier centre musulman qu’il rencontre sur son chemin. En effet, ce sont les villes qui représentent surtout ici l’élément turc, tandis que les villages sont presque exclusivement peuplés de chrétiens. Le régime féodal, avec le propriétaire mahométan et le serf chrétien, régime qui existe en Bosnie depuis la fin du XVe siècle, a naturellement groupé autour du château tous les cliens personnels du seigneur, ses officiers, ses valets, tous ceux enfin qui, par ambition beaucoup plus que par conviction, avaient embrassé la religion du vainqueur, tandis que les pauvres raïas, fidèles à leur foi, restaient dispersés dans la campagne, obligés de cultiver la glèbe à laquelle ils étaient attachés de par la loi du plus fort, et désireux d’ailleurs de traîner leur misérable vie le plus loin possible des vexations du maître et de ses parasites.

Tout le pays des environs appartient ici à deux grands begs, dont l’un s’appelle Youssouf et l’autre Bustem Alibegovitch. Ils sont parens et possèdent à eux deux un territoire au moins égal à un département français. Youssouf est le plus riche ; sa terre s’étend jusqu’à la Save. Ce sont des gens bien élevés, paraît-il, et dont la vie privée est des plus honorables. Comme presque tous les Slaves musulmans de Bosnie, ils n’ont chacun qu’une femme (ou compte seulement à Dervend trois musulmans polygames, et ils ne sont pas des plus distingués). Avant l’arrivée des Autrichiens, ils menaient