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— La soirée est bien belle !

— Vous trouvez ? repartit vivement le colonel ; mais le ciel est, au contraire, chargé de nuages et je crois qu’il pleuvra demain. N’avez-vous pas vu Bingo par ici ?

Le moment critique était arrivé ; ce que j’aurais dû faire eût été de dire simplement et d’un ton contrit :

— Je suis obligé de vous avouer qu’il vient de m’arriver un accident des plus fâcheux… Votre caniche est là ; j’ai grand’peur de l’avoir tué.

Le courage me manqua ; il m’eût fallu pour cela choisir mon temps, mon heure, préparer d’avance mon discours. Pris au pied levé, je reculai et je dis avec une légèreté feinte :

— Comment ! l’infidèle vous a abandonné ?

— Oh ! il n’a jamais rien fait de pareil de sa vie ; je l’ai vu il n’y a pas cinq minutes poursuivant un rat, un crapaud, ou quelque autre bête de ce genre. Le temps d’allumer un sheeroot, et il a disparu ; il me semblait bien qu’il avait passé sous votre porte, mais j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu.

Hélas ! il ne devait jamais revenir ! Toutefois je ne voulais pas encore le dire au colonel, et je continuai à battre l’eau avec un bâton.

— S’il avait passé sous la porte, dis-je toujours sur le même ton, je l’aurais bien vu ; peut-être s’est-il avisé de retourner chez lui.

— Je le retrouverai sur le perron. Ah ! le vieux drôle ! le vieux vagabond !.. Qu’a-t-il pu faire ?

Il eût été facile de le lui apprendre, mais je n’osai rien dire… Cependant il me semblait par trop cruel de rester ainsi à genoux près de la pauvre bête, tout en riant des anecdotes racontées sur son compte. Cette situation fausse m’était intolérable.

— Écoutez, dis-je ex abrupto, n’est-ce pas lui qui aboie ? l’entendez-vous ? Le son vient du côté de votre maison, n’est-il pas vrai ?

— Pour plus de sûreté, je vais aller l’attacher, répliqua le colonel.

Puis il ajouta :

— Comme vous frissonnez, jeune homme ! Vous aurez pris froid ; rentrez immédiatement, et, dès que vous serez réchauffé, vous devriez bien venir prendre un grog à la maison ; je vous raconterai par la même occasion la fin de l’histoire de l’échappé. Mes complimens à votre mère ; surtout n’oubliez pas l’heure du grog.

Enfin j’étais délivré du colonel ; je m’essuyai le front en soupirant d’aise ; dans une demi-heure, je me présenterais chez nos voisins et je leur annoncerais enfin la fatale nouvelle ; mais, tout à coup, il me vint à l’esprit que mes faux-fuyans antérieurs ne me permettaient