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s’ouvre ce récit. À l’expiration de notre bail, ma mère prétendit que ma santé exigeait l’air de la campagne après le travail du bureau ; nous louâmes alors une de ces innombrables villas que l’on voit émerger de terre comme par enchantement aux alentours de Londres. Notre nouvelle résidence, nommée par nous Wistaria Villa, était la dernière d’une rangée de maisons, toutes du même style et toutes indépendantes les unes des autres ; chacune ayant une porte rustique pour les voitures, une allée sablée devant la maison ; derrière, une pelouse de dimension suffisante pour un jeu de tennis, puis la route qui conduit par la colline à la gare. À peine notre propriétaire nous avait-il donné sa parole, qu’il s’avisa de se suicider dans notre grenier ; j’aurais bien préféré qu’il allât se pendre ailleurs, car les fournisseurs ayant raconté tous les détails de cette catastrophe à notre servante, elle nous quitta deux mois après, prétendant que la maison était hantée, qu’elle avait vu, de ses yeux vu, quelque chose !

Wistaria Villa n’en est pas moins une jolie demeure et aujourd’hui, je pardonnerais presque au propriétaire ce que je considérerai cependant toujours, comme un acte d’affreux égoïsme de sa part.

À la campagne, le voisin qui n’est séparé de vous que par un mur mitoyen, est plus qu’un simple numéro ; c’est l’espoir d’une connaissance, ou tout au moins d’une visite, car le nouvel arrivant vaut toujours bien qu’on tente cette expérience.

Je ne fus pas longtemps sans savoir que Shuturgarden, la villa la plus rapprochée de la nôtre, était occupée par le colonel Currie, officier en retraite, ayant jadis appartenu à l’armée des Indes. Souvent, en apercevant, grâce à un mur de clôture peu élevé, une gracieuse jeune fille errant parmi les rosiers du jardin contigu au nôtre, je me plaisais à anticiper sur le temps où s’écroulerait (au sens figuré du mot) le mur qui nous séparait.

Je me rappelle avec quelle émotion j’appris un soir, en revenant de mon bureau, que les Currie avaient fait visite à ma mère et qu’ils semblaient tout disposés à se conduire avec nous en bons voisins. Je me rappelle non moins bien l’après-midi du dimanche où j’allai leur rendre cette visite. J’étais seul, ma mère s’étant de son côté présentée chez eux pendant la semaine. Immobile sur le perron de la villa du colonel, j’attendais qu’on vînt m’ouvrir, quand tout à coup j’entendis grogner, japer, aboyer derrière moi ; me retournant, je vis un grand caniche qui semblait en vouloir à mes mollets.

C’était un chien noir comme de l’encre, l’oreille droite à moitié fendue ; de ridicules petites moustaches sur le bout du museau ; il