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industrielle on réclama des « spécialistes : the right man in the right place ; » le succès et la supériorité ne s’obtiennent pas autrement. En administration et dans la gestion des affaires publiques, tout se complique maintenant, et des connaissances spéciales deviennent de plus en plus nécessaires. En fait d’armée, de marine, d’instruction, de travaux publics, d’affaires étrangères, partout surgissent à chaque instant les problèmes les plus graves et les plus difficiles. Or, les nécessités du régime parlementaire et du gouvernement des partis, ne permettent pas de choisir pour chaque portefeuille l’homme le plus compétent. Il faut tenir compte des opinions plus que des capacités. Quand un parti a conquis le pouvoir, on doit bien récompenser ceux à qui est due la victoire. Souvent aussi il faut donner satisfaction aux exigences régionales. Le Nord et le Midi, l’Est et l’Ouest veulent avoir leur part d’influence. Quand on a distribué les portefeuilles entre les quatre points cardinaux et les cinq ou six groupes qui ont formé la majorité, quelle place reste-t-il pour les hommes spéciaux ? Ici, non moins que sous l’ancien régime, où il fallait un mathématicien, c’est un danseur qui l’emporte. C’est une chance heureuse et rare si, dans le personnel des chefs du parti vainqueur, on trouve quelques hommes bien préparés pour les fonctions qu’on est obligé de leur confier.

Le ministre, une fois en place, peut-il au moins consacrer au bien du pays et aux affaires de son département la somme plus ou moins grande d’aptitude et de dévoûment qu’il y apporte ? Nullement : c’est tout au plus s’il a le loisir de se mettre au courant des faits les plus importans. Le plus clair de son temps est pris par les questions de personnes. Les compétitions pour les places vacantes lui amènent non-seulement les visites ou les demandes d’innombrables solliciteurs qu’il peut, il est vrai, parfois éconduire, mais en outre les obsessions des députés qu’il est bien forcé de recevoir et qui sauraient du reste, au besoin, se faire ouvrir toutes les portes. L’après-midi, ce sont les séances de la chambre avec ses interpellations, et les négociations, les efforts permanens qu’exige la conservation de la majorité. Le soir, diner et réceptions, auxquels on ne peut se soustraire ; car malheur à celui qui s’isole ! on le déclare inabordable ; c’est un esprit chagrin, un caractère atrabilaire ; il devient impopulaire ; il fait tort au cabinet, et on lui fait sentir qu’il ferait mieux de s’en aller.

Ainsi, en résumé, le régime parlementaire tel qu’il est pratiqué presque partout, sur le continent, ne donne pas le portefeuille aux hommes qui en sont les plus dignes, et, ce qui est plus fâcheux encore, il empêche les ministres désignés de faire des aptitudes qu’ils possèdent l’emploi le plus utile au pays. Le mal est d’autant plus grand que les ministères durent moins longtemps et que la