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Nous ne pouvons encore mesurer toute sa puissance, ni prévoir toutes les révolutions qu’elle prépare, mais nous apercevons clairement qu’il y a là à l’œuvre une force immense et inconnue dans les siècles passés. Qui lisait autrefois ? Dans l’antiquité, le philosophe et le patricien, qui déroulaient, dans les bibliothèques de marbre, de rares papyrus, ou, au moyen âge, le moine dans les abbayes, qui possédaient seules quelques manuscrits. Quand un livre écrit à la main coûtait l’équivalent d’une année de travail, ni l’homme du peuple, ni même le bourgeois, ne pouvaient s’en procurer et ils n’y songeaient pas. L’imprimerie, en mettant le livre et surtout, le journal à la portée de tous, modifie complètement la base des institutions politiques et rend inévitables des modifications radicales dans l’organisation des sociétés.

L’instruction populaire offerte et même imposée à tous complète et active l’œuvre de démolition ou de transformation préparée par la presse. Voulez-vous conserver l’ancien régime, brisez toutes les machines, bâillonnez la science et réfugiez-vous dans les ténèbres. Mais là même le despotisme ne trouvera pas la sécurité. Il sera faible, et à côté de lui d’autres seront forts. Il sera pauvre alors qu’ailleurs la richesse s’accumulera, assurant la prépondérance à qui la possède. Sur le terrain de la concurrence industrielle et même sur les champs de bataille, l’instruction donne la victoire. L’absolutisme qui ouvre une école ou crée une chaire d’université est aveugle : il creuse sa tombe, car il travaille au profit de la démocratie.

L’instruction universelle conduit au suffrage universel. Celui qui aura appris à lire voudra voter, et bientôt l’un ou l’autre parti croira avoir intérêt à le satisfaire. Déjà, dans beaucoup de pays, le droit de voter est accordé à tous, et dans d’autres on s’approche de ce régime, comme en Angleterre et récemment en Italie.

La locomotive, autre agent de démocratie ! Jadis, le manant vivait immobile, à l’ombre de son clocher, attaché à la glèbe, comme certains mollusques aux rochers où ils naissent. Il ne savait rien de ce qui se passait à vingt lieues de chez lui, et, en tout, il suivait la tradition des aïeux. Aujourd’hui, l’ouvrier voyage plus et plus vite que les souverains autrefois. Il passe d’un pays à l’autre, et ainsi les idées d’émancipation se communiquent partout avec une rapidité qui étonne.

L’égalité croissante des conditions se manifeste jusque dans la similitude du vêtement, qui en est comme le symbole. La bobine et le métier, mus par la vapeur, produisent des étoffes à bas prix, et quand l’ouvrier quitte son costume de travail, il est vêtu comme les gens aisés. Les riches ne portent plus ni velours ni soie ; les dentelles et les pierreries, transformation du tatouage préhistorique,