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sauf confirmation du roi. Mais on s’aperçut qu’un tel système ouvrait la porte à de graves abus, et dans la suite l’acquisition d’une terre noble par un roturier cessa de lui donner la noblesse. L’acquittement du droit de franc-fief lui permit seulement de jouir des droits seigneuriaux attachés à la terre même et qui en formaient un des produits. Le roturier put se dire propriétaire de telle ou telle seigneurie, et même, s’il avait acquis un fief de dignité, d’un comté, d’un vicomte, d’une baronnie, mais il ne fut pas pour cela seigneur dans l’ancien sens du mot. Il n’était ni comte, ni vicomte, ni baron. Au temps des premières aliénations, l’achat d’un fief noble fournissait au bourgeois un moyen d’assurer la noblesse à sa descendance. La propriété continuée pendant trois générations de propriétaires suffisait pour acquérir la noblesse au troisième propriétaire, et, comme on disait dans le langage des feudistes, on était noble à la tierce fois. Telle fut la législation du XIIIe siècle. Les ventes de fiefs s’étant fort multipliées, la caste noble se vit en danger d’être envahie par toute la roture, et le gouvernement se montra plus difficile pour reconnaître la noblesse des descendans des roturiers acquéreurs de fiefs nobles. Au XVIe siècle, l’ordonnance dite de Blois supprima définitivement le privilège de la tierce fois, qui était d’ailleurs depuis longtemps contesté. Le propriétaire non noble d’un fief noble, après avoir payé le droit de franc-fief, ne put donc jouir sur sa terre que des seuls privilèges qui faisaient corps avec elle ; mais cela ne l’empêcha pas de se donner souvent tous les airs du gentilhomme à l’égard de ses tenanciers, qu’il qualifiait indûment de vassaux. Les roturiers possédaient des seigneuries, régnaient comme l’avaient fait les gentilshommes sur leurs paysans, dont la condition n’avait ainsi rien gagné au changement de propriétaire ; et le roturier acquéreur représentait toujours pour eux le seigneur. Celui-ci ne manquait pas d’ajouter à son nom plébéien celui de la terre féodale qu’il avait acquise ou dont il avait hérité, en le faisant précéder d’un de ; et il arrivait souvent qu’au bout d’un certain laps de temps ou après une ou deux générations, le nom roturier était mis de côté pour ne plus laisser subsister que celui de la terre. La famille noble qui avait jadis aliéné le fief, mais qui en retenait encore le nom, venait-elle à s’éteindre, l’acquéreur roturier s’en disait volontiers un rejeton et en prenait les armes[1]. Trompé par l’identité des noms, le public voyait dans l’usurpateur un gentilhomme de vieille race. Ajoutez à cela que, d’après le droit commun dont ne s’écartaient qu’un petit nombre de coutumes, le fief noble, même passé en des mains roturières, continuait d’être soumis aux règles

  1. Des familles nobles ou roturières obtinrent plus d’une fois du roi d’être substituées à la famille dont le nom était éteint.