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reproduire un trépied de Gouttière, avec les guirlandes et les mascarons, tout cela par tâtonnemens, par intuition. C’est un ancien paysan qui s’est épris de son métier ; M. Ovtchinnikof, l’habile orfèvre, est parti du même point. Ceci est caractéristique ; les vraies trouvailles d’art, aux grandes époques, ne sont pas sorties d’une fabrique patentée, elles sont nées d’efforts individuels, obscurs : Palissy et tant d’autres ont tâtonné comme les chercheurs russes et vivaient dans un milieu social identique. — Je dois pourtant finir par une critique ; une des plus nobles industries, celle du livre, est de cinquante ans en arrière sur les autres ; on traite avec trop de sans-façon le premier des produits du travail. Sauf le caractère d’impression, généralement bon, tout est déplorable dans le livre russe : le papier, le rapport entre la justification et la marge, le brochage, la reliure. Quand vous avez lu vingt pages d’un volume broché, il ne vous reste entre les mains qu’un amas de feuilles volantes. Les éditions des classiques, de Pouchkine, de Gogol, ne sont pas assemblées avec plus de respect qu’un vulgaire prospectus ; si on les confie au relieur, il vous rend un grossier cartonnage, gaufré dans un goût barbare. Le livre russe, relativement fort cher, devrait prendre exemple sur la belle et solide librairie anglaise.

J’ai fait part de mes impressions au lecteur en toute sincérité ; à lui de tirer les conclusions. Il a vu quelle puissance de travail et quelle métamorphose l’exposition de Moscou nous révèle. Dans les choses d’art, il a vu une classe nouvellement arrivée à « l’intelligence, » comme on dit en Russie, chercher avec ardeur un peu de tous côtés, mais surtout dans la tradition nationale, l’expression d’un idéal très confus. Tous ces esprits sont en marche vers un but qu’ils pressentent et ne voient pas ; nulle part ils ne l’ont atteint, sur quelques points isolés ils en approchent. En tout cas, celui-là se ferait une grande illusion, qui, regardant une seule face de la vie sociale, croirait ce peuple ralenti, paralysé, las de vivre ; sous les orages des hautes régions, auxquelles la masse est plus indifférente qu’on ne pense, la vie continue, crée, transforme. L’éternelle inquiétude de l’art tourmente beaucoup de ces âmes neuves, les pousse à des efforts aventureux, puérils et grossiers quelquefois. Il est grossier aussi, et de mine chétive, le sable qui emplit cette manne, rapportée des fleuves de Sibérie par les laveurs d’or ; quand on l’aura tamisé et affiné, quand il aura passé dans la fournaise et sous le laminoir, il en sortira un lingot d’or vierge. Tel dédaigne cette poignée de limon qui admire un bijou de chrysocale luisant et séduisant ; le temps passe sur le bijou, il vous laisse aux doigts une once de cuivre sans valeur. Tâchons de deviner et de préférer le sable de Sibérie.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.