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II.

La piété personnelle de Charles VI ne suffirait pas pour expliquer le culte patriotique que les bons Français rendirent à saint Michel pendant la seconde moitié de la guerre de Cent ans. Il convient d’y voir surtout l’effet d’un de ces courans d’opinion auxquels les peuples cèdent par une sorte d’instinct, et le plus souvent sans en avoir conscience. Il ne faut pas oublier que les Anglais, qui nous faisaient la guerre depuis le milieu du siècle précédent, se glorifiaient de nous combattre sous la bannière tutélaire de saint George. Jaloux sans doute de lutter à armes égales contre l’ennemi, même dans l’ordre religieux, nos pères du XVe siècle furent amenés insensiblement à délaisser saint Denis, le protecteur spécial du royaume pendant la période capétienne. Ils éprouvèrent le besoin d’opposer au belliqueux patron de leurs adversaires un personnage surnaturel dont les attributs fussent également guerriers, et firent choix pour cela du vainqueur des démons, de l’archange à l’épée flamboyante. Ce besoin devint surtout impérieux lorsque l’occupation de l’Ile-de-France par Henri V eut fait tomber l’abbaye de Saint-Denis et, avec elle, l’oriflamme aux mains des Anglais ; car, dans la croyance populaire de cette époque, on avait des droits privilégiés à la protection d’un saint par le seul fait de la possession matérielle du plus révéré de ses sanctuaires.

C’est en 1419 que les Anglais occupèrent l’abbaye de Saint-Denis. Ce fait de guerre, où les historiens n’ont vu jusqu’à ce jour qu’un revers matériel, fut surtout un échec moral pour la cause du dauphin, échec dont on ne peut apprécier l’importance qu’en se pénétrant pour un moment des idées qui avaient cours au XVe siècle. Une fois maître du monastère où l’on gardait l’oriflamme, Henri V fut convaincu que le patron séculaire du royaume de France était désormais gagné à sa cause et qu’il pouvait compter sur sa puissante intercession pour obtenir le triomphe définitif de ses armes. Nous appelons l’attention sur une question qui fut adressée à Jeanne d’Arc au cours du procès de Rouen. Cette question ne se comprend et n’a de sens que si l’on admet la justesse des considérations qui précèdent. Outre qu’elle est curieuse par elle-même, elle le devient encore davantage quand on considère le personnage à qui l’idée vint de la poser. Ce personnage jouissait de toute la confiance de Bedford, et les Anglais l’avaient initié aux secrets les plus intimes de leur politique : c’était le fameux Pierre Cauchon, évêque de Beauvais. Le lundi 12 mars 1431, l’évêque renégat se rendit dans la prison de l’accusée et lui fit poser, entre autres questions, celle-ci :