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naïves qu’elles excluent toute idée de pastiche. L’homme qui a fait cela ne peut plus se trouver qu’en Russie ; il serait bien curieux à connaître : il doit sentir et imaginer comme un moine du XVe siècle. Si son œuvre s’égarait dans quelque vente de bibliophile, des amateurs la couvriraient d’or, la prenant pour une relique du passé.

L’orfèvrerie me servira de transition pour passer aux arts industriels. Faut-il la placer en-deçà ou au-delà de cette limite arbitraire ? C’est bien relatif : personne n’a jamais eu l’idée d’accoler le mot industriel aux travaux d’un Cellini ; toutes proportions gardées, j’ai conscience de l’appliquer à ceux de M. Ovtchinnikof. Nous sommes ici devant la manifestation d’art la plus vivace et la plus originale du goût russe. Leurs orfèvres avaient depuis longtemps une réputation européenne ; après l’exposition de Moscou, ils peuvent se dire sans rivaux, de l’aveu unanime des étrangers. Cette supériorité tient en partie aux lois si puissantes de l’offre et de la demande. Dans ce pays, où les autres artistes ont à lutter contre mille difficultés, tout conspire au succès de l’argentier ; sans parler de la pieuse munificence qui enrichit sans cesse les trésors des églises, toutes les habitudes de la vie russe réclament son concours ; les marques d’attention du souverain, les témoignages de dévoûment que lui retournent ses sujets, l’esprit corporatif, les jubilés après un certain nombre d’années de service, les anniversaires, tout se traduit en Russie par un échange continuel d’objets d’art d’un grand prix, dont on laisse l’invention à la fantaisie de l’artiste. Vous n’ouvrirez pas un journal sans y lire que telle assemblée de province a voté quelques milliers de roubles pour offrir à l’empereur une coupe, un plat en mémoire de tel événement ; qu’un régiment a fait de même pour son colonel, les bourgeois d’une ville pour quelque personnage. Ce sont les habitudes de la vie monarchique et municipale au moyen âge : on sait comme elles stimulèrent les argentiers d’autrefois. Je ne doute pas que, dans les mêmes conditions, nos artistes parisiens ne fissent des merveilles ; mais, sauf quelques surtouts de table, que leur demande-t-on ? Combien d’amateurs viennent leur donner carte blanche pour imaginer un objet d’art pur, sans préoccupations utilitaires ? Je n’ai jamais lu dans la gazette qu’un conseil municipal ait voté 25,000 fr. pour offrir un plat d’argent à M. le président de la république. — Cette année, les grands orfèvres de Moscou sont sur les dents ; les commandes se sont multipliées en prévision du couronnement ; on peut les admirer dans les vitrines de MM. Sazikof, Chliébnikof, dans celle de M. Ovtcninnikof, qui tient la tête par la fertilité de l’invention et la perfection du travail. Voici des plats curieusement ciselés, représentant des scènes de l’histoire nationale, des aiguières, des