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lequel il tua son fils dans un accès de fureur. Près de la mort, le despote rassemble toute son énergie pour vivre et commander encore ; on sent la volonté tendue comme les muscles de ce col et de cette face sournoise ; on devine que devant ces prunelles ardentes passent les ombres formidables des trois mille quatre cent soixante-dix suppliciés inscrits sur le Synodique de saint Cyrille. Le jeu de ces membres cassés par l’âge, les plis des draperies qui les couvrent, tout cela est d’un maître, sûr de son œil et de sa main. À Moscou, M. Antokolski a exposé un Socrate mourant, ce n’est pas la meilleure de ses productions. Cet affreux vieillard, que les Athéniens, amis de la beauté, empoisonnèrent sans doute à cause de sa laideur, est affaissé sur son siège, les jambes étendues et raidies ; la tête retombe sur la poitrine, un drap cache le torse jusqu’aux genoux. Cette pièce d’étoffe a été jetée avec un art consommé ; elle trahit la rigidité et le reste de vie du corps. Il faut savoir gré au sculpteur de n’avoir mis dans sa statue aucun réalisme de mauvais aloi ; pas de spasmes, pas de contorsions : la mort du sage garde sa dignité. Le faire est large, l’œuvre prise en plein marbre. J’ai eu le plaisir de voir dans l’atelier de l’artiste, à Paris, un Spinoza souriant et pensif, qui figurera dignement à côté de ses aînés. La Russie peut se consoler de ne pas posséder une pléiade de sculpteurs ; ils sont rares partout de nos jours, et mieux vaut en avoir un de cette taille que dix ordinaires. Ajouterai-je qu’il serait équitable, en faisant le procès d’une race qu’on supporte avec peine, de se souvenir qu’elle a donné ce jeune maître à l’art national ? — Quand on quitte M. Antokolski, on a vite fait le tour de la galerie de sculpture. Certainement M. Bock, M. Tchijor, connaissent leur métier ; mais ces Amours, ces Psychés, ces gamins du Transtevère, on les retrouverait dans chaque studio de Rome ouvert à la clientèle américaine. Les bustes de littérateurs de M. Bernstam ont de la physionomie ; dans tout ce modelé je vois bien la patte, comme on dit, je ne sens pas la griffé des vrais possédés de l’art. Si je ne parle pas des petits chevaux kosaks de M. Lanseret, c’est que nous reverrons cet animalier, si expert dans sa spécialité, aux bronzes d’art. Avant de sortir, regardons par curiosité cette dame dévêtue ; une Phryné, je crois, qui a eu la coquetterie de garder des bas de soie avec des broderies stuquées sur les coutures : l’Athénienne serait sûre de son acquittement devant un jury de bonnetiers.

Les études et les projets exposés dans la section d’architecture nous apprennent les efforts des académies russes pour constituer un art national. Ces tentatives sont toutes nouvelles. Jusqu’ici, la Russie ne possédait, à vrai dire, aucun monument civil, sauf les palais impériaux construits par l’Italien Rastrelli ; les églises, en général fort petites, étaient bâties avec très peu de variantes sur