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aisance, les critiques allemands, qui ne l’aiment pas, lui ont reproché ce qu’ils appellent sa rapacité. Le mot est trop dur et le reproche injuste. Muret avait connu l’infortune, il avait porté, pour vivre, le joug pesant des grands seigneurs. On comprend qu’il ait cherché à leur échapper et à conquérir l’indépendance au moins pour ses derniers jours. Après tout, il ne demanda sa fortune qu’à son talent, et il lui était bien permis, quand il voyait l’enthousiasme des élèves et l’admiration des savans, de mettre ses leçons à un haut prix. En 1573, il fut chargé de la harangue solennelle qui se prononçait tous les ans à l’ouverture des cours de l’université[1]. Les cardinaux lui imposèrent comme sujet de son discours l’éloge des lettres. La matière n’était pas nouvelle ; Muret imagina de la rajeunir en soutenant que les lettres ne donnent pas seulement la gloire, qu’elles procurent quelquefois aussi des biens plus réels et qu’on peut s’enrichir dans la littérature comme ailleurs. Il aurait pu citer son exemple.

Ses fonctions ne se bornaient pas à l’enseignement. Le cardinal d’Este, son protecteur, et la chancellerie romaine empruntaient souvent sa plume dans les circonstances délicates. Son latin avait des finesses et des grâces qui le tiraient de tous les mauvais pas ; personne ne tournait avec plus d’aisance les lettres les plus difficiles. Il y en eut pourtant, parmi celles qu’on lui demanda d’écrire, qui durent un peu l’embarrasser. L’empereur Ferdinand Ier avait fait un jour au saint siège une communication très grave : il déclarait qu’il ne croyait pas possible de trouver dans ses états un nombre suffisant d’ecclésiastiques capables d’observer la règle du célibat, et comme il estimait que la prescription de la continence absolue mettrait les prêtres dans l’alternative du cynisme ou de l’hypocrisie, il en demandait la suppression. M. Dejob a trouvé dans un manuscrit de la bibliothèque Barberini que ce fut Muret qui fut chargé de répondre. Quel malheur que sa lettre soit perdue ! il eût été fort piquant de voir comment s’y prenait l’auteur de tant de vers légers, le héros des aventures de Paris et de Toulouse, pour faire l’éloge de la continence.

En ce moment, Muret était devenu une sorte d’orateur officiel dont

  1. L’université de Rome a conservé ce vieil usage. Je me souviens d’avoir assisté, le 2 novembre 1876, au discours d’ouverture prononcé par M. Luigi Ferri devant une nombreuse assemblée. L’orateur parlait de la philosophie italienne et des tentatives faites au XVIe siècle par quelques nobles esprits pour secouer le joug d’Aristote et fonder une doctrine libérale. Il rappelait le triste sort de ces malheureux qui avaient été punis presque tous de leur indépendance par la prison ou la mort. La séance avait lieu dans la grande salle de la Sapienza, toute couverte encore des portraits des jésuites illustres qui. pendant deux siècles, ont enseigné dans l’université de Rome. Chaque fois que M. Ferri, aux applaudissemens du public, parlait avec éloge de quelque victime de l’inquisition, il me semblait voir ces figures de jésuites grimacer.