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infortunes je ne sais quoi de touchant. Dans un siècle où la duplicité et la férocité basse se donnaient si largement carrière, je regrette de voir les sévérités de l’histoire s’acharner sur ce bon sauvage. Antoine me rappelle les héros de l’Arioste, — Renaud de Montauban et Roland le Furieux. — Quant à Cléopâtre, si elle a donné à son amant un philtre, si elle a causé la ruine du malheureux Antoine en le provoquant à offenser la majesté romaine, elle est du moins restée jusqu’à sa dernière heure digne de ses aïeux grecs, car elle a gardé pour elle le poison.


V.

Pas plus que Salamine, Actium n’a le droit d’élever un trophée « à la gloire des masses. » Je verrais bien plutôt, pour ma part, dans les péripéties de ce grand combat, un nouvel encouragement à rompre avec les tendances de notre architecture babylonienne. La marine de l’avenir s’ignore encore elle-même ; l’intérêt de la France est de lui révéler le plus tôt possible ses destinées et de la pousser résolument dans la voie des faibles tirans d’eau. La France, en effet, possède, sur la partie même de son littoral qu’on croirait le plus déshéritée, d’excellens et nombreux abris d’où nos flottes ne se trouveraient pas exclues si la profondeur du chenal qui y conduisait autrefois les vaisseaux de Guillaume le Conquérant et ceux de Philippe le Bel n’avait cessé d’être en rapport avec les dimensions exagérées de nos constructions navales. La France est, en outre, le seul pays au monde qui puisse nourrir l’espoir de mettre en communication par un réseau fluvial la Méditerranée, l’Océan et la Manche. Ce réseau ne me paraît pas destiné à recevoir jamais des navires de guerre (pareils à ceux que nous construisons en ce moment ; il sera très probablement accessible dès demain à des bâtimens dont le tirant d’eau en pleine charge n’excéderait pas 2 mètres : semblables bâtimens peuvent aller jusqu’en Amérique. Avec la vapeur, les conditions de navigabilité ne sont pas les mêmes qu’avec le moteur capricieux dont nous nous sommes contentés si longtemps : nous n’avons plus besoin d’opposer de grands plans de dérive aux forces obliques qui jetaient le navire à voiles sous le vent de sa route ; nous ne louvoyons plus, nous ne nous traînons plus sous cette allure exigeante et pénible qu’on appelait le plus près ; de quelque point que vienne à souffler la brise, nous marchons droit devant nous ; les résistances latérales de la carène nous sont devenues inutiles ; elles ne feraient que ralentir notre vitesse par le frottement. L’ampleur inusitée des carènes actuelles n’a donc qu’une excuse : elle est motivée par la nécessité de donner à nos vaisseaux de guerre un déplacement