Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On n’inspire pas à des Lucilius un aussi constant dévoûment quand on est le misérable que n’a pas craint de nous montrer Plutarque.

La bataille d’Actium dura quatre heures : il y périt, au rapport de Plutarque, environ 5,000 hommes. C’était une faible perte pour de si nombreuses flottes et pour une journée de cette importance. D’autres calculs ont porté, il est vrai, la durée du combat à quatorze heures, le faisant commencer à cinq heures du matin et finir à sept heures du soir : une action navale est rarement aussi-prolongée. Orose a également évalué les pertes de la seule flotte d’Antoine à 12,000 morts et 6,000 blessés : Orose n’est pas d’accord avec les souvenirs d’Auguste lui-même. Ce qui demeure certain, c’est que trois cents vaisseaux, le 2 septembre de l’année 31 avant Jésus-Christ, se rendirent à Octave ; sept jours après, les soldats de Canidius faisaient également leur soumission au vainqueur. Pendant que la Grèce, délivrée du poids qui l’oppressait, acclamait avec enthousiasme Octave, Antoine allait débarquer en Libye ; Cléopâtre continuait sa route vers l’Égypte. Le signal des défections par malheur était donné ; les rois, les lieutenans, les soldats, ceux même dont un reste d’affection pour leur intrépide général avait paru un instant ranimer le courage, tous, l’un après l’autre, se détachaient d’une cause qui semblait irrévocablement perdue. Octave était arrivé en Syrie ; Antoine alla rejoindre en Égypte le seul allié qui, dans sa détresse suprême, ne l’abandonnât pas. « Voici, dit-il un jour, après une escarmouche heureuse, le plus brave de mes cavaliers ; c’est lui qui, dans cette affaire, s’est le mieux battu. » Cléopâtre félicite le vaillant champion ; elle fait apporter sur-le-champ un casque et une cuirasse d’or ; de ses propres mains, elle en arme la bravoure fidèle. Le soldat se retire, emportant le prix de son courage : dans la nuit même, il se rend au camp de César. Près d’une année s’écoule dans cette lente agonie ; enfin le dernier espoir et la dernière fidélité s’évanouissent ; pour échapper à la servitude, Antoine n’a plus que le moyen qui a sauvé Caton, que la ressource invoquée après la défaite par Brutus. Il se frappe de son épée ; Cléopâtre ne le fait pas trop longtemps attendre dans la tombe.

Voilà certes deux grandes victimes des troubles civils ; la pensée du devoir ne semble jamais les avoir beaucoup inquiétés ; mais où était le devoir à cette heure ? Quelle âme, au milieu du désordre affreux des idées, en avait conservé la juste notion ? Les dieux étaient partis, et un peuple qui n’a plus de dieux n’a plus de loi morale. Heureux les cœurs qui, lorsque le ciel est vide, trouvent encore dans leur bonté native l’essence de quelques vertus, qui restent généreux, compatissans, fidèles, parce que tel est leur instinct ! Antoine n’est certes pas un exemple à offrir, mais il a reçu de la nature certains dons qui impriment à ses erreurs et à ses