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de tous leurs avantages. Ils prirent à l’ennemi soixante-dix vaisseaux et en coulèrent cinquante. La brise qui soufflait alors directement de terre sauva seule quelques débris de la flotte carthaginoise, en les ramenant vers Maritime. Lutatius, pendant ce temps, reprenait le chemin du camp de Lilybée et y débarquait 10,000 prisonniers.

Cette bataille des îles Ægades est remplie pour nous d’enseignemens. Le représentant du peuple Jean-Bon Saint-André, au combat du 1er juin 1794, plus connu dans l’histoire sous le nom de combat du 13 prairial, exigea de l’amiral Villaret-Joyeuse qu’il abandonnât le champ de bataille et six vaisseaux désemparés aux Anglais. Comment essaya-t-il de justifier cette retraite désastreuse ? Il prétendit qu’il avait voulu avant tout garder la faculté d’assurer le passage du grand convoi de blé qu’attendait d’Amérique la France, à cette époque en proie à la disette. Jean-Bon Saint-André eût mieux atteint, je crois, ce résultat en prolongeant la lutte et en réduisant ainsi à une longue impuissance la flotte britannique. La situation d’Hannon n’était pas celle de l’amiral Villaret-Joyeuse. Sa flotte n’était elle-même qu’un immense convoi : un convoi n’est pas fait pour combattre ; il est fait pour passer. Son rôle n’est pas d’accepter les engagemens auxquels on le provoque, mais de renverser à tout risque les barrières que l’ennemi lui oppose, trop heureux s’il parvient, en semant son chemin d’épaves, à sauver de la capitulation imminente la place ou l’armée qu’il a mission de ravitailler.

Les conséquences du combat des îles Ægades furent immenses. Amilcar comprit sur-le-champ la portée décisive de cette défaite. Carthage luttait depuis vingt-quatre ans ; elle était à bout de ressources et d’énergie. Sur le conseil d’Amilcar, le sénat demanda la paix. Les conditions imposées par Rome étaient dures ; la continuation de la guerre ne pouvait que les rendre plus cruelles encore. Une génération nouvelle ferait peut-être mieux ; il fallait lui laisser le temps de grandir. Les Romains avaient perdu sur mer, pendant cette longue guerre, sept cent quatre-vingt-quatre quinquérèmes et plus de 300,000 hommes ; les Carthaginois, 220,000 hommes et cinq cent quatorze vaisseaux.

Il est triste, profondément triste de songer que la guerre, si heureuse qu’elle soit, ne conclut jamais rien : Amilcar vaincu légua comme héritage sa haine à son fils. Les vainqueurs devraient y regarder à deux fois avant de provoquer par leurs exigences le serment d’Annibal. Je n’ai point à m’occuper de la seconde, ni de la troisième guerre punique : la marine n’y joua qu’un rôle effacé. Si j’étudiais les phases de cette lutte sanglante qui faillit ne pas tourner à l’avantage des Romains, il me serait facile de montrer où peut