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bien juste titre ; celui-là se garde de toutes les exagérations ; pourtant sa préoccupation maîtresse est de bien placer le coup de soleil couchant qui rougit la cime de ses bouleaux et qui est pour ainsi dire la signature de ses tableaux. C’est le peintre des terres polaires, des bouleaux et des neiges ; il les reproduit avec fidélité et poésie. On lui reproche un peu de monotonie, il fait souvent le même tableau, mais il le fait si bien ! L’atmosphère est si pâle et si triste en bas, sur le coteau de neige durcie ou fondante, autour de la pauvre cabane noire du moujik ! elle est si splendide là-haut, dans l’incendie des feuillages et des nuées ! Si M. Rléver est le peintre des neiges, M. Meschersky est le peintre des glaces ; il aime le luxe cruel du vieil hiver, son trésor de diamans, d’opales et de cristaux, les moires bleues et les franges d’argent sur la robe immobile des rivières russes ; il nous montre volontiers les granits et les cascades gelées de Finlande ; ou encore ces énormes cubes de glace qu’on tire de la Néva, avec leurs clartés laiteuses par les temps gris, leurs irisations féeriques par un beau soleil de janvier. M. Orlovski préfère l’été ; avec lui nous touchons déjà à l’étude systématique de la lumière ; il lui suffit d’un champ de blé pour remplir sa toile, s’il peut y poursuivre le rayon qui frissonne sur les épis mûrs ; d’une prairie et d’un saule, s’il trouve là un prétexte pour une de ces gammes jaunes qu’il affectionne. Elles ne sont pas toujours agréables, et je crains que la justesse de l’œil ne soit pas aussi grande chez ce peintre que chez son émule, M. Kouindji. Ce dernier est certainement le plus aventureux et le plus inventif de l’école. Voyez à l’exposition, qu’il est si peu représenté, son Effet de pluie ; c’est un brouillard peint, et, il faut bien le reconnaître, peint de main de maître. Il n’y a pour le tenter que les éclairages bizarres ; tantôt c’est un creux de vallée, un pré tout nu, où l’aube d’un jour d’orage projette une clarté glauque ; tantôt un dessous de bois, où les rayons obliques frisent l’herbe émaillée de fleurs vives et se brisent sur les troncs blancs des bouleaux. L’effet est aveuglant : le procédé qui le produit est facile à saisir ; toutes les parties blanches, sur les troncs de ces arbres, sont peintes avec des empâtemens de chrome à très fort relief ; ces saillies accrochent la lumière diffuse et tranchent vigoureusement sur les ombres, donnant ainsi l’illusion de ce miroitement spécial aux futaies de bouleaux qui baignent dans des marais, sur une grande partie du sol russe. Le spectateur hésite, étonné, devant ces témérités ; il est bien forcé de s’avouer que la réalité lui a donné de pareilles surprises. Non content de lutter avec le soleil, M. Kouindji a tenté d’assujettir la clarté lunaire à ses procédés. Il fait depuis quelque temps des tableaux de nuit ; on les montre au public dans une chambre obscure, la toile est seule éclairée par une lampe à fort réflecteur, dissimulée derrière une