ce personnage, de grandeur naturelle, est parlant. Le Jour de fête est une satire à peine déguisée. On avait donné le troisième assaut à Plevna le jour anniversaire de la naissance de l’empereur sur un tertre, autour du souverain assis dans un pliant, le peintre a groupé les figures connues du haut état-major ; sanglés dans leurs uniformes irréprochables, les chefs de l’armée braquent leurs lorgnettes sur un nuage du fumée que couvre l’horizon. Rien de plus : on devine assez sans les voir les milliers d’hommes qui meurent dans ce nuage. Voici trois petits cadres qui se font pendant ; c’est une sentinelle de Chipka à divers degrés de congélation. Dans le premier, l’homme est debout dans la neige, l’arme au pied, emmitouflé sous sa capote et son capuchon ; dans le second, il lutte contre la tourmente, arc-bouté sur son fusil, déjà pris jusqu’aux genoux dans la vague blanche qui monte ; le dernier, ce n’est qu’un champ de neige égalisé, où une légère ondulation dessine vaguement la forme d’un corps humain. J’en passé, et des pires. C’est du mélodrame, dira-t-on peut-être. Non ; il y a mélodrame quand le dramaturge enfle sa voix et essaie de nous entraîner en parlant le langage de la passion. Rien de tel ici ; le peintre réaliste observe cruellement, mais froidement et laisse parler la chose vue, comme il a fait pour Inde ou l’Asie ; il a voulu produire l’émotion, soit ; mais il l’a voulu à la manière de Stendhal ou de Mérimée, développant leur leçon d’anatomie, indifférens à l’émotion qu’ils provoquent.
Allons au fond de l’état d’esprit que l’œuvre du peintre russe prise dans son ensemble, nous révèle. Il y eut bien des anathèmes contre lui quand cette épopée tragique fut exposée à Pétersbourg-on ne pouvait accuser son patriotisme, on savait que, simple volontaire, il avait un des premiers passé le Danube et reçu de graves blessures dans le périlleux service des bateaux-torpilles : on savait que, par une étrange contradiction de la raison et du cœur cet ennemi de la guerre en avait le goût. On accorda tout, en décrétant que M. Véreschaguine était un nihiliste. Si l’on prend ce mot dans son acception accidentelle et politique en Russie, il n’y a là qu’une calomnie vulgaire ; si on le prend dans son acception permanente et philosophique, dans le sens où un critique pénétrant l’appliquait naguère à Gustave Flaubert, on doit être fort près de la vérité. Les mieux doués parmi les lettrés et les artistes russes de l’heure actuelle trahissent dans toutes leurs œuvres cet état de pensée où conduit l’abus de l’analyse : ils nous ont emprunté nos puissans instrumens de critique universelle ; dans nos âmes, où d’anciennes et fortes traditions font digue, ces instrumens trouvent une résistance obstinée, nous maintenons un modus vivendi peut-être peu logique mais sortable, entre le ravage de la critique et la résistance des traditions ; dans l’âme russe, vide de ces traditions, l’analyse s’installe