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société comme à l’état général des mœurs pour lequel ils ont écrit. L’erreur est seulement de n’avoir pas fait attention qu’à cet état de mœurs analogue il fallait encore que répondît un état à peu près semblable d’avancement de la langue. On pensera ce que l’on voudra de la langue française du XIIIe siècle et de la prosodie de « nos vieux romanciers ; » qu’ils avaient une grammaire, cette grammaire des lois, et que ces lois avaient force obligatoire ; le fait est que, sans aller au fond de la discussion, le français de la Chanson de Roland n’est pas aussi voisin que le grec de l’lliade ou de l’Odyssée de sa perfection classique, il est encore plus assuré que la mètrique rudimentaire de nos trouvères était fort éloignée de celle du poète de la Divine Comédie. C’est, en effet, une troisième condition et non moins nécessaire. Examinons donc rapidement ce qu’étaient le » mœurs, la langue, la métrique, au temps de Catulle[1].

On a voulu faire de Catulle, sans argumens bien solides, un poète aristocratique, un poète du grand monde, comme de sa Lesbie, sur des inductions plutôt que sur des preuves, ce que Brantôme appelait « une grande et honeste dame. » Je persiste à ne pas croire, pour ma part, que Lesbie fût la célèbre Clodia, mais je crois que bon nombre des fréquentations de Catulle furent parmi la bohème littéraire de Rome. Au surplus, la conciliation n’est pas si difficile. Ce que nous savons, en effet, c’est que, lorsque l’adolescent de Vérone arriva de sa province dans la capitale, il y subsistait, sous le raffinement de quelques habitudes, sous l’étalage du luxe et sous l’apparence de la civilisation, un grand fonds d’antique brutalité romaine. Si nous en pouvions douter, nous rapprendrions au moins de certaines épigrammes de Catulle lui-même, plus grossières que mordantes, et dont l’outrageuse crudité passe tout. C’est bien fait à M. Rostand de nous les avoir traduites. On ne peut pas juger d’un poète en commençant par faire exception de toute une partie de son œuvre, qui peut-être est celle que les contemporains en ont presque le plus goûtée. Là où Catulle est bon, il va jusqu’à l’exquis, et c’est bien de lui que l’on peut dire aussi justement que de personne qu’il est alors le mets des délicats ; mais là où il est grossier, il l’est sans mesure, et c’est bien encore de lui que l’on peut dire qu’il est le charme de la canaille. Or, à Rome, en ce temps-là, dans le sens littéraire de l’un et l’autre mot, la canaille et les délicats, c’était presque tout un. On ne distinguait pas

  1. Nous empruntons quelques-uns des détails qui suivent, mais en prenant sur nous la responsabilité de l’arrangement, au livre de M. Auguste Couat : Étude sur Catulle. Paris, 1875. Thorin. Il a récemment paru du même auteur un livre infiniment profitable à l’étude à la fois des deux littératures, grecque et romaine, et de Catulle en particulier : la Poésie alexandrine sous les trois Ptolémées. Paris, 1882 ; Hachette.