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le génie foncièrement démocratique de la race. L’esprit, la gaîté, les fines qualités qui ont fait la fortune du genre en France, sont à peu près inconnus ici. L’âme russe est épique et lyrique ; aujourd’hui c’est l’épopée des humbles qui est en faveur. Les peintres les plus récens et les plus goûtés du public ont adopté une interprétation de la vie triste, amère ; les figures et les scènes qu’ils nous montrent de préférence parlent de fatalité résignée ou de sourdes révoltes ; on sent que le pinceau traduit des pages de Dostoïevski ou de Nékrassof. Les humoristes ont la main lourde ; ils forcent la note et tombent facilement dans le vulgaire. Ce qui nous choque le plus dans ces rudes natures, hâtivement écloses à la civilisation, c’est l’absence de politesse, au sens ancien et complet de ce mot : une sombre énergie la remplace. Les peintres de la misère et de la souffrance sont dramatiques parce que leur impression est sincère ; ils ne jouent pas sur un thème d’art. Enfin ceux qui étudient la nature la voient avec un sentiment pénétrant qu’on ne trouverait pas toujours au même degré chez nos maîtres. En somme, la tendance générale est très humaine, sérieuse, réaliste, éprise de vérité et d’actualité. On apprendra peut-être avec étonnement que, dans les expositions de la sainte Russie, la peinture religieuse tient encore moins de place que dans nos salons parisiens. Ce fait s’explique par ce que j’ai dit plus haut de l’ornementation des églises ; c’est un genre d’industrie à part, soumis aux vieilles règles et dont s’accommoderait mal la liberté de l’art moderne, — de la peinture laïque, diraient nos conseillers municipaux.

Mes observations portent sur des lignes générales et résument une impression d’ensemble ; elles souffrent de nombreuses objections. On pourra me citer bien des œuvres qui se distinguent par des qualités ou des défauts opposés à ceux que j’ai signalés : la variété des natures et des inspirations garde partout ses droits. Je me suis attaché à la physionomie des représentai de la nouvelle école les plus russes, les moins suspects d’influences étrangères. Je vais appeler quelques noms à l’appui de mes assertions.


II

Il serait malaisé de s’astreindre à la division rigoureuse des genres en étudiant les peintres de ce pays. Ils s’y soumettent peu. Ils n’ont pas à compter avec la tyrannie de notre public, qui parque chaque artiste dans un ordre de travaux déterminé et lui demande à perpétuité le tableau par lequel il s’est fait connaître tout d’abord. Bien n’entrave la liberté de la recherche chez les Russes ; leur clientèle accepte docilement leurs fantaisies. Sans nous tracer un plan arbitraire, suivons tout simplement la foule qui entre à