Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’intérêt de l’état. Le prix des matières employées par l’état et par l’industrie peut donc être considéré comme identique. Mais le mode d’emploi est fort différent. L’industrie ménage les matières, les met en œuvre de la façon qui permet d’obtenir le plus de résultats, elle se garde de réduire en résidus sans valeur ce qu’elle n’emploie pas, elle s’applique à le détacher en portions utilisables pour d’autres fins : son art est de ne rien perdre. Le même intérêt ne parle pas à ceux qui travaillent pour l’état. Si leur zèle s’éveille, c’est la perfection de leurs produits qui leur importe et non l’économie. Leur tendance naturelle est de choisir dans les approvisionnemens ce qu’ils trouvent de plus beau et de l’employer de la manière la plus commode. Leur regard ne se porte que sur l’œuvre présente, ils n’essaient pas de ménager dans ces matières l’élément d’œuvres à venir, et souvent leur travail détruit ce qu’il n’emploie pas. La prodigalité avec laquelle étaient coupées les pièces de bois pour la construction des navires a laissé dans les arsenaux de tous les pays des souvenirs légendaires : elle est attestée par les dépêches ministérielles qui maintes fois l’ont combattue sans la réduire. Dans les constructions métalliques, comme les élémens des navires sont pour la plupart commandés sur place et de dimensions exactes, les pertes de matières ne sont pas aussi considérables que dans les constructions en bois ; mais elles n’ont pas disparu[1].

Ce ne serait pas poser la question entre le travail de l’état et celui de l’industrie que réduire la comparaison aux quantités de matière et de main-d’œuvre consommées par l’un et par l’autre dans des opérations analogues. Ces travaux exigent d’autres dépenses de matériel et de personnel. Les premières sont les dépenses d’établissement, d’outillage ; les secondes, les dépenses de surveillance, de contrôle, de comptabilité : les unes et les autres ayant ce caractère qu’elles ne s’appliquent exclusivement à aucun travail et que sans elles aucun travail ne serait possible. Or ces dépenses sont d’autant plus fortes que les agens de direction sont plus nombreux, les contrôles plus multipliés, les écritures plus compliquées, l’outillage moins simple.

  1. On citera un seul exemple de cette différence entre les procédés de l’état et ceux de l’industrie : « Pour la fabrication des canons d’acier, il faut forer dans un bloc de ce métal la partie destinée à former l’âme du tube intérieur. À Woolwich, on fore le tube central, mais par des moyens primitifs et peu économiques puisqu’on enlève le noyau par copeaux, tandis que M. Krupp, au moyen d’un foreur cylindrique, détache du lingot un noyau solide qui peut être utilisé pour faire un petit canon en toute autre variété d’objets utiles. Bien plus, quand il a fait les canons bouche, M. Krupp a trouvé le moyen qu’il a gardé secret, de détacher le noyau en conservant parfaitement homogènes les côtés et l’extrémité du tube intérieur. On n’emploie pas cette méthode pour les canons à culasse, qui sont forés de bout en bout ; mais celle qu’on emploie comparée à la méthode anglaise est une source importante d’économies. » (Des Expériences d’artillerie Krupp à Meppen. Revue maritime, octobre 1879.)