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qualités natives, les efforts et les tendances de l’art russe. Cet art souffrait d’ailleurs, jusque sous le règne de Nicolas, du mal ancien, l’indifférence, j’allais dire l’incrédulité du public éclairé ; on lui rendait officiellement quelques respects, puisque l’empereur avait décrété qu’il existait en ouvrant une salle russe à l’Ermitage ; mais les particuliers qui voulaient former un cabinet allaient acheter leurs toiles à l’étranger. Le jour où le souverain inaugura et meubla à son goût la salle russe de son musée, les amateurs durent s’y rendre, l’air attentif et en vice-uniforme ; je gage bien qu’après ils en oublièrent le chemin et ne franchirent plus la zone lumineuse des Rembrandt, des Van Dyck, des Murillo.

Nous arrivons au dernier quart de siècle, à l’époque d’où l’avenir datera la naissance sinon d’une école russe, du moins des premières tentatives sincères pour la fonder. Les amis du passé m’accuseront peut-être d’avoir glissé bien légèrement sur toute une période où il se dépensa beaucoup de travail ; ils diront avec raison que des centaines de portraits, pour ne parler que de ce genre, témoignent de traditions soutenues et parfois d’un mérite réel. Je n’en disconviens pas, et si je faisais ici de la critique d’art au point de vue purement technique, j’aurais bien des oublis à réparer ; mais je crois répondre à une curiosité plus générale en cherchant en Russie des traits propres au génie russe. Je n’ai voulu établir qu’un point, sur lequel la controverse n’est guère possible ; jusque vers le milieu de notre siècle, les œuvres enfantées à Pétersbourg ou à Moscou ont eu un caractère franchement exotique, elles révèlent une seule des qualités nationales, le talent de copie et d’assimilation, elles auraient pu sortir tout aussi bien des académies de Paris, de Rome ou de Vienne. — Cherchons-le donc, cet insaisissable génie russe : quelques considérations générales nous feront comprendre comment le moment est venu où il va se dégager. On sait que Nicolas mourut dans un accès de noir désenchantement ; la machine savamment construite par lui et qu’il croyait infaillible se trouva impropre à servir au jour de l’épreuve ; la foi de toute sa vie sombrait, il n’y survécut pas. Depuis quelques années déjà, un vent soufflait de partout qui battait en brèche la construction artificielle ; dès que la main qui la soutenait fut refroidie, elle s’écroula en mille pièces. Ces rouages si exacts, qu’aucune vie propre n’animait, cessèrent de fonctionner et ne purent se rejoindre ; un flot d’idées et d’intelligences nouvelles monta sur ces ruines ; ce fut une débâcle large et rapide comme la débâcle des fleuves russes quand les grandes eaux captives crèvent leur prison de glace, noient les digues et couvrent les plaines. Bientôt, sur l’étroite scène où quelques acteurs répétaient discrètement leurs rôles classiques, un acte généreux et effrayant introduisait cinquante millions d’inconnus