guère. Le règne de l’empereur Nicolas devait être pour l’art, comme pour bien des choses, un temps d’arrêt et de langueur sous des dehors d’éclat. La fée fantasque et libre qui préside à la naissance des artistes fut effrayée par cet uniforme sous lequel la Russie se raidit durant trente ans. La nature avait comblé Nicolas des qualités les plus désirables dans un souverain, l’élévation, la vigueur et la parfaite honnêteté de l’âme ; mais elle avait fait d’un fer trop dur celui qui devait conduire tant de millions d’hommes, de petits organismes libres, divers et complexes ; la passion de la ligne droite et de l’absolu hantait sa conscience rigide. Ayant à sa disposition des masses inertes et une table rase, ce prince rêva de construire une société ajustée dans toutes ses parties avec la perfection d’un meuble japonais, obéissant à la pression d’un bouton ; puis d’immobiliser sa création, de fermer à tout jamais les casiers une fois étiquetés. Sans doute un de ces casiers était réservé aux beaux-arts ; Nicolas voulait que cette parure ne manquât pas à sa grandeur. Le souverain qui s’était avisé un jour de changer le génie de Pouchkine et de vouer le poète à l’histoire, entendait que les peintres gardassent, dans le régiment qu’il commandait, la place, l’esprit et les tendances que sa volonté leur marquait. Ils devaient lui faire de la peinture noble et correcte, bien pensante, bonne à meubler les palais. Comme Louis XIV, son modèle, Nicolas voulut avoir son Lebrun et son Van der Meulen : il eut Brulof et Kotzebue. Le premier, qui ne manquait pas de talent, certains de ses portraits le prouvent, exécuta des machines glacées et solennelles dans le genre du Dernier Jour de Pompéi, Il y eut alors une conspiration tacite pour faire à Brulof une réputation bien disproportionnée à son œuvre ; on peut lire dans divers manuels qu’il est le premier des peintres russes ; la critique nationale commence à réviser ce jugement, qui ne sera jamais sanctionné par la critique étrangère. Kotzebue avait la partie des batailles : il orna les résidences impériales de larges toiles où étaient retracées les gloires militaires de la Russie ; l’exactitude historique des uniformes est scrupuleuse, car le tsar n’entendait pas la plaisanterie en cette matière ; à part cela, les victoires de Souvarof et de Koutousof pourraient aussi bien s’appeler Malplaquet, Fontenoy, Austerlitz ; les habitués du musée de Versailles se figureront sans peine ces compositions, avec les alignemens de bataillons, les charges de cavalerie et les cadavres du premier plan qui servent à la confection de ces peintures officielles. Sagement dessinées et sobrement coloriées, elles ne manquent pas d’un certain air de grandeur, vues dans la perspective des salles d’un palais, parmi tous les accessoires de la majesté d’une cour ; elles ne rentrent qu’indirectement dans le propos du critique désireux d’étudier les
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