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pour les oisifs, et la plupart de nos négocians seraient fort surpris si on leur parlait d’aller chercher à Moscou des leçons et des modèles ; ils se contentent d’y envoyer des pacotilles, comme chez les rois nègres. Les compagnies de chemins de fer n’ont rien fait pour attirer le public et lui faciliter l’accès de l’exposition ; une soixantaine de voyageurs enterrés vivans par l’une d’elles, ce n’est vraiment pas suffisant pour activer la circulation.

La modestie n’était pas de mise ici : l’exposition de 1882 est un véritable triomphe pour la Russie industrielle ; elle fait toucher du doigt l’immense progrès réalisé depuis vingt ans dans toutes les branches du labeur humain. Nul de ceux qui l’auront visitée ne regrettera sa peine. L’économiste y trouve des sujets d’étude, le travailleur des points de comparaison ; l’artiste, le simple curieux, y sont amusés par de piquans contrastes. Dans nos villes d’Occident, une exposition ne modifie pas sensiblement la physionomie moderne de la cité ; ce n’est que le résumé de la vie quotidienne, avec ses travaux, ses besoins, son confort. À Moscou, entre la ville et le palais de l’Industrie, il y a un quart de lieue de distance et quatre siècles de temps. Le voyageur descend dans la ville chinoise[1], au pied du Kremlin ; le voilà aux confins de l’Asie et au cœur du moyen âge russe ; tout ce qui l’entoure l’arrache à notre civilisation et le transporte au siècle des Ivans : les milliers d’églises aux coupoles bizarres, les couvens reclus dans leurs remparts, les cloches qui bourdonnent leur prière perpétuelle. Sur la rue ouvrent à chaque pas des bazars, des parvis de cloîtres, des chapelles ardentes de cierges, peuplées de vierges vêtues de vermeil et d’émail. Dans ces bazars, de vieux marchands sont assis derrière leurs éventaires, comme les joailliers arméniens dans un bézestein de Turquie. Dans ces cloîtres, des moines errent silencieux entre les touffes de sorbier. Devant ces chapelles, le peuple se prosterne, brûle des cires et répond aux litanies. Voici la place Rouge, la Grève moscovite, où tout parle encore des forêts de gibets qui se sont succédé là, tout le long de la tragique histoire russe. Une procession y déroule ses bannières et s’engouffre dans le plus étrange monument qu’ait jamais rêvé un architecte ; c’est la monstrueuse cathédrale de Basile le Béat, avec ses neuf coupoles coloriées imitant des fruits mystiques, ananas, melons, artichauts, cauchemar d’un jardinier en délire. On passe, tête nue, sous la voûte que domine la Vierge miraculeuse, on pénètre dans le Kremlin ; chaque pierre y témoigne d’un autre âge ; on monte sur le beffroi d’Ivan le Terrible, et aussi

  1. L’usage a consacré ce contre sens des premiers voyageurs français, qui ont traduit à la légère l’appellation russe de kitaï gorod ; en réalité, elle signifie « la ville des fascines. »