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positivisme, on reconnaît que ce qu’elle perd d’un côté, elle le regagne souvent en partie d’un autre, que tout ce qui en rétrécit la sphère d’action en accroît l’ascendant dans le domaine qui lui reste. La révolution et la démocratie semblent devoir restreindre de plus en plus l’influence de l’église et des doctrines religieuses en général, cela est difficile à nier ; mais, par contre, plus la démocratie devient envahissante, plus provocante se montre la révolution et plus elles inclinent aux doctrines religieuses, plus elles rapprochent de l’église les esprits, les classes, les pouvoirs qu’effraie le débordement des principes démocratiques.

On voit parfois, dans le ciel du printemps ou d’automne, deux courans atmosphériques superposés emporter en sens différent, voire en sens presque inverse, les nuées d’en haut et les nuages d’en bas. Pareil spectacle n’est pas rare dans le monde moral, aux époques troublées surtout ; les couches inférieures de la société semblent poussées vers un pôle, tandis que les couches supérieures paraissent entraînées vers l’autre. Le XIXe siècle nous a plus d’une fois offert ce triste phénomène. C’est ainsi que l’Occident de l’Europe a vu simultanément les classes populaires perdre peu à peu le sentiment religieux, et les classes riches ou aisées en retrouver le besoin ou le respect. Dans les sociétés, comme dans l’air ou dans l’océan, il faut tenir compte de ces contre-courans, souvent parallèles, qui se répondent en sens contraire et qui, dans leur opposition même, ne sont fréquemment que la conséquence et le produit l’un de l’autre, tout excès, toute poussée dans un sens, déterminant infailliblement un mouvement dans la direction opposée.

Jamais dans l’histoire la religion n’a excité à la fois autant de haines et autant de dévoûmens qu’aujourd’hui. La raison en est simple. Pour les uns, la religion est un joug haïssable ; pour les autres, un frein nécessaire ; les premiers y voient un obstacle à l’émancipation de l’humanité ; les seconds, le rempart de la société. À travers leurs excès ou leur fanatisme en sens inverse, ces haines et ces amours sont au fond d’accord pour considérer le christianisme comme la pierre angulaire de notre vieille civilisation. L’église ne saurait manquer de tirer parti de cette involontaire entente de ses plus acharnés ennemis et de ses plus chauds défenseurs. Près des pouvoirs menacés par la révolution, près des esprits inquiets des revendications du socialisme, la guerre déclarée à la religion est, heureusement pour elle, la meilleure des recommandations. Les attaques mêmes de ses adversaires indiquaient à l’église une tactique que Léon XIII est loin d’avoir découverte, qui a été maintes fois employée par ses deux prédécesseurs, mais qu’il a pratiquée, sinon avec plus de bonheur, du moins avec plus d’à-propos, d’esprit de suite et de clairvoyance.