Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prince de ce monde, » ennemi qui change de forme et de nom avec les siècles. Le grand adversaire aujourd’hui n’est plus le césarisme païen de l’antiquité, ni le néo-césarisme chrétien des rois ou des empereurs du moyen âge ; ce n’est plus le schisme, ni l’hérésie, c’est la révolution, monstre nouveau qui, aux yeux de l’église, réunit en soi toutes les erreurs, toutes les usurpations et les violences. Pour Léon XIII, de même que pour Pie IX et Grégoire XVI, c’est là forcément l’ennemi ; n’a-t-il pas le premier lancé à l’église une déclaration de guerre qu’il renouvelle chaque jour ? Mais tandis que, dans l’ardeur de la lutte, Pie IX semblait enclin à confondre avec la révolution toute la civilisation et l’esprit modernes, Léon XIII s’attache à l’isoler. Il a soin de distinguer entre l’adversaire, qui se proclame lui-même irréconciliable, et la civilisation ou le progrès, les idées ou les aspirations contemporaines. En cela même il n’innove point, il reste fidèle à la tradition, qui a toujours représenté la foi chrétienne comme capable de s’adapter à toutes les modifications survenues dans la société civile. Il ne fait que débarrasser l’église des exagérations qui la déconsidèrent ou des alliances qui la compromettent.

Quelle est l’idée dominante de Léon XIII, la pensée qui a inspiré de préférence ses mandemens d’évêque et ses encycliques de pape ? C’est l’harmonie de la raison et de la foi, l’accord de la religion et de la civilisation, « issue comme une fleur et un fruit de la racine du christianisme[1]. » En cela se résume toute la philosophie sociale de Léon XIII ; chez lui l’harmonisme, si l’on peut ainsi parler, est une sorte de système. Sa doctrine est, en plus grand et appliquée au catholicisme, la thèse optimiste de Bastiat dans ses Harmonies économiques, et, de fait, l’ouvrage de Bastiat, qu’il cite dans ses mandemens, semble avoir vivement frappé l’ancien évêque de Pérouse. Cette théorie des harmonies, opposée aux antinomies de Proudhon et des révolutionnaires et déjà chère à plusieurs de nos écrivains ecclésiastiques, au père Gratry, par exemple, Léon XIII l’a étendue à tout le monde, moral et intellectuel, social et politique ; il ne se lasse pas de la proclamer, elle inspire tous ses actes comme ses écrits.

Ce principe des harmonies divines et humaines, spirituelles et temporelles, a-t-il quelque chose de nouveau ? est-il personnel au successeur de Pie IX ? Nullement, ce n’est au fond qu’un des lieux-communs les plus rebattus de l’apologétique chrétienne, des premiers pères de l’église aux modernes conférenciers de Notre-Dame. Léon XIII, avant tout homme de tradition, le sait mieux que

  1. Voyez, par exemple, le mandement du carême de 1877 et l’encyclique du 21 avril 1878.