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toute à ses affaires, qui se soucie au fond assez peu de ces grandes querelles de républicains à démocrates, et au-dessus d’elle une société, beaucoup plus relevée de manières et de sentimens que le monde des politiciens, qui dédaigne de renoncer à ses élégances ou à ses occupations intellectuelles pour solliciter les suffrages populaires, bien qu’elle commence cependant (et c’est là aussi un heureux symptôme) à sortir un peu de son abstention. Je sais également de par le monde une nation et une société qui seraient singulièrement méconnues, voire même un peu calomniées, si elles étaient jugées d’après leurs représentans et leurs maîtres. Il y a là, en quelque sorte, un phénomène de double vie qui est le propre des pays démocratiques et qu’il faut savoir observer si l’on se mêle de juger l’Amérique ou la France.

Il est en outre (je parle de l’Amérique) deux grandes qualités qui sont communes à toute la nation et qui compensent bien des défauts. La première, c’est le respect de la liberté. À quelques violences de polémique que les partis se portent les uns contre les autres, jamais celui qui est au pouvoir n’a la pensée d’abuser de sa suprématie législative pour confisquer ou restreindre les droits de la minorité. Pour tous les citoyens, à quelque parti, à quelque couleur, à quelque secte qu’ils appartiennent, le droit de parler, d’écrire, de se réunir, de s’associer est absolu, et il en est fait largement usage. À l’exercice de ces droits la violence populaire peut parfois apporter obstacle, comme elle intervient parfois brutalement dans l’exercice de la justice par le lynchage. Mais le droit subsiste et reparaît aussitôt. La liberté est le patrimoine de chacun et ce patrimoine est à l’abri des atteintes durables, tout comme celui de la propriété privée.

À côté de cette grande vertu politique, les Américains ont conservé une grande vertu sociale : le respect des convictions religieuses. Sans doute, pas plus qu’en tout autre pays, les croyances chrétiennes n’ont complètement échappé à l’ébranlement du siècle, et si l’on comparait l’Amérique d’aujourd’hui à celle d’il y a cinquante ans, peut-être y trouverait-on, à côté des progrès de la tolérance par laquelle ne brillaient pas les descendans des anciens puritains, un certain relâchement dans la ferveur religieuse. Mais l’influence des croyances chrétiennes n’en est pas moins demeurée très grande. Cette influence se traduit dans la vie sociale par la multiplicité des sectes, ce qui est l’indice d’un esprit d’ardente recherche, et (ceci vaut peut-être mieux) par une grande activité de la charité. Dans la vie publique, le respect de ces croyances s’impose également aux politiciens, et bien que la religion soit peut-être le moindre souci de beaucoup d’entre eux, ils ne