sais si c’est encore un effet de cette imagination crédule qui m’a fait trouver plus de grandeur à la vue du Pacifique qu’à celle de la Manche, mais je ne crois pas avoir jamais vu autant ni de plus brillantes étoiles.
C’en est fini de la partie pittoresque de mon voyage. Nous roulons le lendemain dans un pays ondulé, inculte, sans caractère, et le surlendemain, après avoir franchi durant la nuit un dernier contrefort des montagnes Rocheuses, nous traversons les interminables prairies du Kansas. Ces prairies sont encore absolument sauvages. Parfois on y voit galoper au loin des troupeaux d’antilopes effrayés par le bruit du chemin de fer. Dans le voisinage d’une des stations le train court pendant un quart d’heure au milieu des flammes. C’est un commencement de mise en culture et le feu a été mis volontairement à la prairie pour la débarrasser des herbes sèches. Il y a dix ans, les Indiens erraient encore en maîtres dans ces prairies, vivant de rapines et attaquant les caravanes qui se rendaient au Mexique. C’est là qu’ont vécu les derniers trappeurs américains et que les derniers Œil-de-Faucon ont suivi l’Indien à la piste. Tel rocher qui donne aujourd’hui son nom à une prosaïque station de chemin de fer a été rendu célèbre dans cette légende des prairies par les massacres qui ont eu lieu aux alentours, et celui qui conduira un jour la charrue dans ce sol encore inculte s’étonnera, comme le laboureur de Virgile, de heurter avec son soc des cadavres et des armes :
Exesa inveniot scabra rubigine pila
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
Nous sortons des prairies à Kansas City et nous traversons le Missouri, qui charrie des glaçons. Nous sommes, en effet, remontés vers le nord, et, en deux jours, j’ai passé de la température de l’Orient à celle de nos climats. Nous traversons de grands bois où, comme dans nos forêts, des branches mortes sont prisonnières dans des flaques d’eau gelées. Les troncs d’arbre se détachent en noir sur un ciel neigeux. Impossible d’imaginer une transition plus brusque. Enfin, après une dernière journée à travers un pays qui ressemble à tous les pays du monde, nous arrivons assez tard à Saint-Louis.
J’ai tenu à m’arrêter un jour à Saint-Louis et à voir le Mississipi. Pourquoi ? Je le dirai sans crainte, quand je devrais m’exposer à un peu de ridicule. J’ai eu dans mon enfance la passion et j’ai encore le goût de Chateaubriand. Je sais bien qu’il est fort passé de mode aujourd’hui, mais je sens en moi le goût de tant de choses