Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un puits. Dans cette cahute vit un homme parfois seul, parfois avec sa femme et ses enfans. À quel degré de détresse faut-il qu’un être humain en soit arrivé pour accepter une vie pareille ! Sans doute, ce sont des mineurs attirés par la fièvre de l’or dans ce nouvel état d’Arizona que nous traversons, et auxquels la fortune n’aura pas souri ; ou bien encore ce sont des individus qui ont quelque chose à cacher dans leur passé et qui sont venus chercher dans ces régions désolées la sécurité et l’oubli. Pendant que la machine se remplit, ils échangent quelques mots avec le mécanicien et lui demandent probablement des nouvelles du monde civilisé ; puis le train se remet en marche, et en voilà pour eux jusqu’au lendemain.

Si jamais on fait le fameux chemin de fer trans-saharien, ce sera quelque chose de semblable. Aussi je retrouve avec joie toutes ces vives impressions que j’avais éprouvées autrefois en Orient. Ce sont ces mêmes couleurs tranchées du désert, ce sable d’un jaune brillant, ce ciel d’un bleu dur, se perdant à l’horizon dans un mirage vaporeux. C’est le même aspect de grandeur et de solitude qui m’avait tant frappé, il y a dix-neuf ans, lorsque je contemplais, du haut des collines qui baignent leur pied dans le Nil, ces plaines de sable qui se déroulent sans ondulation et sans limite jusque vers les régions mystérieuses de l’Afrique centrale. Je me souviens encore d’avoir quitté un soir ma dahabieh pour monter jusqu’au sommet d’une de ces collines que surmontaient les ruines d’un temple, et d’être resté assis sur ces ruines jusqu’à la tombée de la nuit, regardant tour à tour le soleil qui disparaissait dans le ciel enflammé, le Nil qui déroulait à mes pieds le ruban argenté de ses eaux, le désert qui s’étendait à perte de vue, et me demandant avec quel sentiment les antiques habitans de cette vieille terre contemplaient autrefois ce même spectacle. Eh bien ! je ne sais pas si ce désert américain, sans passé, sans nom, n’a pas plus de grandeur encore, et si la pensée de ces siècles de solitude qui ont précédé la récente conquête de l’homme ne parle pas davantage encore à l’imagination que le souvenir de ces siècles d’histoire. Aussi, malgré la poussière et la chaleur, je ne puis m’arracher de la petite plate-forme qui termine notre wagon ; je m’enivre de ce soleil, de ces couleurs que je ne verrai plus, et la tombée de la nuit peut seule m’en chasser. Enfin nous franchissons le Rio Colorado, qui marque la limite du désert, et vers les huit heures du soir nous arrivons à Fort Yuma. Nous sommes à la frontière du Mexique. La chaleur est encore si forte qu’après le dîner je peux me promener longtemps sans manteau sous la vérandah qui fait le tour du buffet de la gare comme dans une locanda espagnole. Le ciel est d’une pureté admirable, et je ne