Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apparence. Notre ami saute à terre et traverse rapidement le jardin. Nous le suivons. Il ouvre la porte et s’élance dans la pièce d’entrée en s’écriant : There I am ! Aussitôt une femme d’un certain âge se lève précipitamment : — My boy ! s’écrie-t-elle, et, se jetant à son cou, elle le tient longtemps embrassé. Cependant quatre ou cinq jeunes filles de tout âge poussent des cris de joie et sautent en battant des mains autour d’eux. Le jeune homme embrasse chacune d’elles à son tour, pendant que sa mère s’essuie les yeux, riant et pleurant tout à la fois. Je me sens ému par cette scène à laquelle je ne m’attendais pas et, par une conséquence naturelle, un peu embarrassé de mon personnage. J’avais oublié que, si le père de notre ami avait trente-cinq enfans, sa mère n’en avait que sept, et j’avais eu bien tort de supposer, en me faisant ainsi de fête, que les liens de famille étaient moins forts chez les mormons que chez les chrétiens. Cependant, nous ne sommes pas oubliés ; après quelques mots d’explication de son fils, la mère vient à nous fort simplement et, nous souhaitant la bienvenue, nous invite à nous asseoir. Nous prenons place, et pendant que le chapelain (derrière lequel je ne suis pas fâché de m’effacer un peu) soutient, la conversation, je regarde autour de moi.

La pièce où nous sommes, éclairée par une grosse lampe à pétrole et chauffée par un poêle, est assez petite, très propre et garnie d’un mobilier très simple. Contre la muraille, un canapé en velours rouge, autour d’une grande table ronde quelques chaises en paille, dans un coin un harmonium. Sur les murailles je lis quelques inscriptions pieuses : God bless our home ! — Pray without ceasing. Sur la table, je reconnais la grosse bible, reliée en noir, qui est le livre de famille de tant de maisons protestantes. À l’aspect de tout ce qui nous environne, je pourrais croire que nous sommes tombés dans un de ces intérieurs puritains de la Nouvelle-Angleterre si bien décrits par Mme Beecher Stowe dans la Fiancée du ministre. Mais je trouve la pièce bien petite pour toutes les femmes et tous les enfans du chef de famille, et je me demande quelle est l’organisation de leur vie domestique. Poussé sans doute par la même curiosité, le chapelain adresse à notre ami quelques questions discrètes auxquelles celui-ci répond sans le moindre embarras : « Toutes les femmes de mon père, nous dit-il, ne demeurent pas dans la même maison. Chacune d’elles en a une dont elle est chargée. Vous êtes ici chez ma propre mère. Deux de mes demi-mères (half-mothers) demeurent de l’autre côté du chemin. La quatrième a une maison à Ogden et la cinquième demeure dans un autre village, à 2 ou 3 milles. Quant à tous ces garçons et à toutes ces filles que vous voyez ici (la chambre s’était en effet rempli