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— Combien avez-vous de femmes ? lui demanda assez brutalement un voyageur.

— Je ne suis pas encore marié, répondit-il.

— Alors vous n’êtes pas un bon mormon.

— Sans doute, je ne suis pas aussi bon mormon que je le devrais, répliqua-t-il avec douceur, mais je m’efforce de le devenir.

Je me rappelai la réponse de Saint-Preux à Wolmar : « Êtes-vous chrétien ? — Je m’efforce de l’être, » et cette humilité me disposa en faveur du mormon. Il devait quelques minutes après en donner une preuve plus frappante encore : une jeune femme ayant fait à demi-voix une observation, il la pria fort poliment de la répéter.

— Ce n’est pas à vous que je parle, monsieur, dit-elle avec une hauteur insultante.

Le mormon rougit sous l’affront, mais il se contint et répondit avec beaucoup de politesse :

— Je vous demande pardon, madame ; je croyais que vous m’aviez parlé.

Je fus choqué de cette rudesse peu chrétienne, et lui adressant la parole à mon tour, j’eus soin de le faire avec beaucoup d’égards. Mais cet incident pénible avait refroidi un peu la discussion, qui en resta là.

Ma politesse ne devait cependant pas être perdue. Vers la fin de la journée, le jeune mormon vint s’asseoir auprès de moi et engagea de nouveau la conversation. Il me raconta son histoire. Son père avait cinq femmes et trente-cinq enfans. Il était lui-même le quatrième ou cinquième fils (je ne me rappelle plus exactement son numéro) et il avait été désigné à l’âge de vingt ans par le conseil suprême des mormons pour faire partie d’une de ces bandes de jeunes missionnaires que le conseil envoie presque annuellement en Europe pour recruter, en particulier parmi les femmes, des adhérens à la foi. Il a passé quelque temps à Paris, mais sans succès, et bien qu’il y ait en France, m’a-t-il affirmé, quelques agens secrets du mormonisme, il se plaint amèrement de notre législation restrictive qui ne lui a pas permis de faire des conférences publiques. C’est en Angleterre surtout qu’il a exercé son apostolat, non sans que les meetings tenus par lui aient été souvent troublés par des manifestations hostiles de la populace, mais aussi, du moins il l’espère, non sans que la semence jetée par lui ait germé dans quelques cœurs. Malheureusement, il s’est fatigué le cerveau à étudier jour et nuit les Écritures et la théologie pour être en état de tenir tête aux révérends qui menaient argumenter avec lui dans les meetings, et il en est arrivé à un tel état d’épuisement intellectuel qu’il a dû prendre son parti de renoncer, temporairement du moins,