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plat, mouillé, entrecoupé de fondrières. Je me crois en Sologne ou plutôt dans certaines gâtines, limitrophes du Nivernais et de la Bourgogne, où j’ai beaucoup chassé jadis. Je m’attends à voir passer un cerf la tête basse, la langue pendante, poursuivi par une meute de chiens haletans et une bande de chasseurs boueux. Ce n’est pas au moins que je sois dédaigneux des gâtines et de leurs grands horizons. Mais pour ce voir, point n’était besoin peut-être de venir aussi loin. Cependant nous approchons rapidement de Chicago ; j’aperçois sur ma droite une immense étendue d’eau grisâtre, agitée par le vent, dont les vagues déferlent sur une rive boueuse et plate : c’est le lac Michigan ! Tout annonce le voisinage d’une ville importante, entre autres le grand nombre des voies ferrées. Nous dépassons un train qui court parallèlement au nôtre. C’est la concurrence. Quelques minutes après, il nous rejoint et nous dépasse à son tour. Puis nous le dépassons de nouveau, et il ne tiendrait qu’à moi de dire que j’ai assisté à une course de locomotives. Mais comme les deux trains arrivent à Chicago à heure fixe et dans la même gare, la course n’est pas bien sérieuse, et je soupçonne qu’il en est ainsi de toutes celles que des touristes pleins d’imagination se sont plu à raconter.

Enfin, nous débarquons dans la gare de Chicago, sorte de grande halle en bois qui sert à plusieurs chemins de fer. Il pleut toujours à torrens et l’eau tombe à travers les planches disjointes de la toiture. Un omnibus me conduit à l’hôtel, où je reste quelques instans fort perplexe. J’avais pensé, puisque j’ai pour mon rapide voyage quarante-huit heures de marge, à m’arrêter une journée à Chicago. Mais le premier aspect de la ville ne m’a pas intéressé, avec ses grandes rues rectilignes et ses pâtés de maisons absolument semblables les unes aux, autres. Une courte promenade que je fais de l’hôtel à la poste achève de me dégoûter. J’enfonce jusqu’à la cheville dans une boue liquide et j’ai peine à me préserver contre les rafales de pluie et de neige. Ce que j’ai vu du lac Michigan, sur les bords duquel je me faisais un plaisir de me promener, ne m’a point séduit. Brusquement je prends mon parti et je me fais reconduire à la gare du chemin de fer. C’est toujours une journée de gagnée ; et puis, s’il faut tout dire, je ne tenais pas beaucoup à voir Chicago. Chicago est le grand entrepôt du blé, du bétail, du cochon surtout. Il n’y a, paraît-il, ville au monde, pas même Cincinnati, si fière autrefois de son surnom de Porcopolis, où l’on en tue, débite et sale une aussi grande quantité par jour. Mais c’est précisément cela qui ne m’intéresse pas du tout. Je fais en ce moment un voyage d’imagination et j’aimerais presque mieux ne pas savoir que Chicago est la ville où le côté industriel et spéculateur du caractère américain se développe avec toute son âpreté. On y fait et défait des fortunes aussi rapidement