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Lannion, du côté de laquelle vient mon tempérament, a offert beaucoup de cas de longévité ; mais des troubles persistons me portent à croire que l’hérédité sera dérangée en ce qui me concerne. Dieu soit loué, si c’est pour m’éviter des années de décadence et d’amoindrissement, qui sont la seule chose dont j’aie horreur ! Le temps qui peut me rester à vivre, en tout cas, sera consacré à des recherches de pure vérité objective. Si ces lignes étaient les dernières confidences que j’échange avec le public, qu’il me permette de le remercier de la façon intelligente et sympathique dont il m’a soutenu. Autrefois toute la faveur à laquelle pouvait aspirer l’homme qui maintenait sa personnalité en dehors des routines établies était d’être toléré. Mon siècle et mon pays ont eu pour moi bien plus d’indulgence. Malgré de sensibles défauts, malgré l’humilité de son origine, ce fils de paysans et de pauvres marins, couvert du triple ridicule d’échappé de séminaire, de clerc défroqué, de cuistre endurci, on l’a tout d’abord accueilli, écouté, choyé même, uniquement parce qu’on trouvait dans sa voix des accens sincères. J’ai eu d’ardens adversaires, je n’ai pas eu un ennemi personnel. Les deux seules ambitions que j’aie avouées, l’Institut et le Collège de France, ont été satisfaites. La France m’a fait bénéficier des faveurs qu’elle réserve à tout ce qui est libéral, de sa langue admirable, de sa belle tradition littéraire, de ses règles de tact, de l’audience dont elle jouit dans le monde. L’étranger même m’a aidé dans mon œuvre autant que mon pays ; je mourrai ayant au cœur l’amour de l’Europe autant que l’amour de la France ; je voudrais parfois me mettre à genoux pour la supplier de ne pas se diviser par des jalousies fratricides, de ne pas oublier son devoir, son œuvre commune, qui est la civilisation.

Presque tous les hommes avec lesquels j’ai été en rapport ont été pour moi d’une bienveillance extrême. Au sortir du séminaire, je traversai, ainsi que je l’ai dit, une période de solitude, où je n’eus pour me soutenir, que les lettres de ma sœur et les entretiens de M. Berthelot ; mais bientôt je trouvai de tous côtés des sourires et des encouragemens. M. Egger, dès les premiers mois de 1846, devenait mon ami et mon guide dans l’œuvre difficile de faire tardivement mes preuves dans l’ordre des études classiques. Eugène Burnouf, sur la vue d’un essai bien imparfait que je présentai au concours du prix Volney, en 1847, m’adopta comme son élève. M. et Mme Adolphe Garnier furent pour moi de la plus grande bonté. C’était un couple charmant. Mme Garnier, rayonnante de grâce et de naturel, fut ma première admiration dans un genre de beauté dont la théologie m’avait sevré. M. Victor Le Clerc faisait revivre devant mes yeux toutes les qualités d’étude et de savante application de