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comme la bourgeoisie réglée d’autrefois applaudissait le comédien et en même temps l’excluait de l’église. « Damne-toi, pourvu que tu m’amuses, » voilà bien souvent le sentiment qu’il y a au fond des invitations, en apparence les plus flatteuses, du public. On réussit surtout par ses défauts. Quand je suis très content de moi, je suis approuvé de dix personnes. Quand je me laisse aller à de périlleux abandons, où ma conscience littéraire hésite et où ma main tremble, des milliers me demandent de continuer.

Eh bien ! malgré tout, et une fois l’indulgence obtenue pour les péchés véniels, oui, j’ai été modeste, et ce n’est pas sur ce point que j’ai manqué à mon programme de sulpicien obstiné. La vanité de l’homme de lettres n’est pas mon fait. Je ne partage pas l’erreur des jugemens littéraires de notre temps. Je sais que jamais un vrai grand homme n’a pensé qu’il fût grand homme, et que, quand on broute sa gloire en herbe de son vivant, on ne la récolte pas en épis après sa mort. Je n’eus quelque temps d’estime pour la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. Je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. Ce qu’il aime, ce sont presque toujours des imperfections. Mes adversaires, pour me refuser d’autres qualités qui contrarient leur apologétique, m’accordent si libéralement du talent, que je puis bien accepter un éloge qui dans leur bouche est une critique. Du moins n’ai-je jamais cherché à tirer parti de cette qualité inférieure, qui m’a plus nui comme savant qu’elle ne m’a servi par elle-même. Je n’y ai fait aucun fond. Jamais je n’ai compté sur mon prétendu talent pour vivre ; je ne l’ai nullement fait valoir. Ce pauvre Beulé, qui me regardait avec une sorte de curiosité affectueuse mêlée d’étonnement, ne revenait pas que j’en fisse si peu d’usage. J’ai toujours été le moins littéraire des hommes. Aux momens qui ont décidé de ma vie, je ne me doutais nullement que ma prose aurait jamais le moindre succès.

Ce succès, je n’y ai point aidé. Qu’il me soit permis de le dire : il eût été plus grand si j’avais voulu. Je n’ai nullement cultivé ma veine ; je me suis plutôt appliqué à la dériver. Le public aime qu’on soit absolument ce que l’on est ; il veut qu’on ait sa spécialité ; il n’accorde jamais à un homme des maîtrises opposées. Si j’avais voulu faire un crescendo d’anticléricalisme après la Vie de Jésus, quelle n’eût pas été ma popularité ! La foule aime le style voyant. Il m’eût été loisible de ne pas me retrancher ces pendeloques et ces clinquans qui réussissent chez d’autres et provoquent l’enthousiasme des médiocres connaisseurs, c’est-à-dire de la majorité. J’ai passé