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natures abstraites. Non-seulement M. Berthelot et moi, nous n’avons jamais eu l’un avec l’autre la moindre familiarité ; mais nous rougirions presque de nous demander un service, même un conseil. Nous demander un service serait à nos yeux un acte de corruption, une injustice à l’égard du reste du genre humain ; ce serait au moins reconnaître que nous tenons à quelque chose. Or nous savons si bien que l’ordre temporel est vide, vain, creux et frivole, que nous craignons de donner du corps même à l’amitié. Nous nous estimons trop pour convenir l’un vis-à-vis de l’autre d’une faiblesse. Également convaincus de l’insignifiance des choses passagères, épris du même goût de l’éternel, nous ne pourrions nous résigner à l’aveu d’une distraction consentie vers le fortuit et l’accidentel. Il est certain, en effet, que l’amitié ordinaire suppose qu’on n’est pas trop convaincu que tout est vain.

Dans la suite de la vie, une telle liaison a pu par momens cesser de nous être nécessaire. Elle reprend toute sa vivacité chaque fois que la figure de ce monde, qui change sans cesse, amène quelque tournant nouveau sur lequel nous avons à nous interroger. Celui d’entre nous qui mourra le premier laissera à l’autre un grand vide. Notre amitié me rappelle celle de François de Sales et du président Favre : « Elles passent donc ces années temporelles, monsieur mon frère ; leurs mois se réduisent en semaines, les semaines en jours, les jours en heures et les heures en momens, qui sont ceux-là seuls que nous possédons ; mais nous ne les possédons qu’à mesure qu’ils périssent… » La conviction de l’existence d’un objet éternel, embrassée quand on est jeune, donne à la vie une assiette particulière de solidités. — Que tout cela, direz-vous, est peu humain, peu naturel ! Sans doute, mais on n’est fort qu’en contrariant la nature. L’arbre naturel n’a pas de beaux fruits. L’arbre produit de beaux fruits dès qu’il est en espalier, c’est-à-dire dès qu’il n’est plus un arbre.


III

L’amitié de M. Berthelot et l’approbation ; de ma sœur furent les deux grandes consolations qui me soutinrent dans ce difficile moment où le sentiment d’un devoir abstrait envers la vérité m’imposa de changer à vingt-trois ans la direction d’une vie déjà si fortement engagée. Ce ne fut, en réalité, qu’un changement de domicile et d’extérieur. Le fond resta le même ; la direction morale de ma vie sortit de cette épreuve très peu infléchie ; l’appétit de vérité, qui