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cultures avaient été très diverses. Nous mîmes en commun tout ce que nous savions ; il en résulta une petite chaudière où cuisaient ensemble des pièces assez disparates, mais où le bouillonnement était fort intense. Berthelot m’apprit ce qu’on n’enseignait pas au séminaire ; de mon côté, je me mis en devoir de lui apprendre la théologie et l’hébreu. Berthelot acheta une Bible hébraïque, qui doit être encore non coupée dans sa bibliothèque. Je dois dire qu’il n’alla pas beaucoup au-delà des shevas ; le laboratoire me fit bientôt une concurrence victorieuse. Notre honnêteté et notre droiture s’embrassèrent. Berthelot me fit connaître son père, un de ces caractères de médecins accomplis comme Paris sait les produire. M. Berthelot père était chrétien gallican de l’ancienne école et d’opinions politiques très libérales. C’était le premier républicain que j’eusse vu ; une telle apparition m’étonna ; il était quelque chose de plus ; je veux dire homme admirable par la charité et le dévoûment. Il fit la carrière scientifique de son fils en lui permettant de se livrer jusqu’à l’âge de plus de trente ans à ses recherches spéculatives, sans fonction, ni concours, ni école, ni travail rémunérateur. En politique, Berthelot resta fidèle aux principes de son père. C’est là le seul point où nous ne soyons pas toujours d’accord, car, pour moi, je me résignerais volontiers, si l’occasion s’en présentait (je dois dire qu’elle s’éloigne de jour en jour), à servir, pour le plus grand bien de la pauvre humanité, à l’heure qu’il est si désemparée, un tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral.

Nos discussions étaient sans fin, nos conversations toujours renaissantes. Nous passions une partie des nuits à chercher, à travailler ensemble. Au bout de quelque temps, M. Berthelot, ayant achevé ses mathématiques spéciales au lycée Henri IV, retourna chez son père, qui demeurait au pied de la tour Saint-Jacques de la Boucherie. Quand il venait me voir, le soir, à la rue de l’Abbé-de-l’Épée, nous causions pendant des heures ; puis j’allais le reconduire à la tour Saint-Jacques ; mais, comme d’ordinaire la question était loin d’être épuisée quand nous arrivions à sa porte, il me ramenait à Saint-Jacques du Haut-Pas ; puis je le reconduisais, et ce mouvement de va-et-vient se continuait nombre de fois. Il faut que les questions sociales et philosophiques soient bien difficiles à résoudre pour que nous ne les ayons pas résolues dans cet effort désespéré. La crise de 1848 nous émut profondément. Pas plus que nous, cette année terrible ne devait résoudre les problèmes qu’elle posait. Mais elle montra la caducité d’une foule de choses tenues pour solides ; elle fut pour les esprits jeunes et actifs comme la chute d’un rideau de nuages qui dissimulait l’horizon.

Le lien de profonde affection qui s’établit ainsi entre M.