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délégué, — il resterait dans sa préfecture. Il paraît pourtant que tout n’a pas pu s’arranger ainsi jusqu’au bout puisque M. le préfet de la Seine a fini par donner sa démission qui a été acceptée, — et, comme pour ajouter un trait de plus à cette comédie, c’est M. Floquet qui signifie lestement, d’un ton railleur, une déclaration d’incompatibilité à M. le ministre de l’intérieur, c’est M. le ministre de l’intérieur qui remercie très humblement M. Floquet des services qu’il a rendus dans sa préfecture. C’est assurément un des plus curieux spécimens des mœurs publiques du jour, de cette anarchie administrative assez générale où nul ne sait plus ce qu’il doit faire, où le sentiment des traditions et des conditions du pouvoir s’émousse par degrés, où tout enfin s’amoindrit et s’en va à la diable dans une désorganisation croissante. Qu’en résulte-t-il ? La chose est bien claire ; la conséquence palpable, saisissante est que le jour où tout semble s’assombrir, où le sol commence à trembler, le gouvernement se sent paralysé en face de dangers qu’il a laissés grandir par ses tolérances, contre lesquels il s’est désarmé par sa propre désorganisation.

C’est la situation de la France telle que les partis dominans l’ont faite. Et quand on dit qu’il y a dans ces affaires du jour une certaine exagération, que le bruit des polémiques et des discours dépasse de beaucoup la réalité des dangers, que, malgré tout, le pays reste calme, insensible aux agitations, oh ! sans doute, rien n’est plus vrai pour la masse nationale, qui est l’éternelle patiente. Le pays, quant à lui, le pays dans son ensemble, est pour la paix, pour l’ordre protecteur qu’on lui doit et qu’on ne lui donne pas toujours. Il reste étranger aux agitations et aux excitations dont on l’assourdit, — tout entier à ses labeurs, à ses préoccupations de chaque jour, à ses intérêts, aux nécessités d’une existence souvent difficile. Il vit encore pour ainsi dire d’une impulsion continuée, de ce qui subsiste de sa vieille organisation, de ses mœurs traditionnelles. Non assurément, le désordre n’est pas dans la masse de la France elle-même. Il existe pourtant ; il est dans ce monde superficiel et artificiel qui ressemble à un tourbillon, où des partis se livrent à des compétitions vulgaires, prennent leurs convoitises pour des intérêts publics, désorganisent tout, tandis que des conspirateurs implacables préparent dans l’ombre leurs complots et leurs attentats. Entre ce monde turbulent et le pays lui-même, le contraste est certes complet. La question est seulement de savoir jusqu’à quel point cette situation pleine de contradictions et de périls peut se prolonger, combien de temps encore la France laborieuse et paisible sera disposée à supporter un régime qui ne lui assure ni ce qu’il a promis, ni même ce qu’il pourrait lui donner avec un peu de bon sens. Il n’est point douteux désormais qu’il y a un sentiment marqué de lassitude publique et c’est peut-être même ce qu’il y a de plus clair dans l’état moral du pays. L’impatience est un peu partout, et puisque le parlement va se