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Ajoutez, — et c’est là que je reconnais l’imagination psychologique de l’auteur, — ajoutez que, dans cette âme de jeune femme, les bonnes passions conspirent avec les mauvaises, et que les bonnes plus que les mauvaises encore la poussent à sa perte. C’est la fierté, c’est le remords, c’est une généreuse colère d’être inutile, pendant que le mari peine au bureau et que la mère court le cachet. Marcelle a une voix de théâtre ; un talent de théâtre ; on le lui disait naguère encore, dans cette fête où nous l’avons connue. Qui le lui disait ? Juliani, le ténor, qui daignait lui donner des leçons et chanter des duos dans le monde avec elle, le ténor imprésario qui va exploiter les deux Amériques. Et Henri ne veut pas qu’elle entre au théâtre ni qu’elle chante dans les concerts, ni même qu’elle donne des leçons. Lorsqu’elle se plaint d’être inutile : « Toi inutile ! mais tu es notre luxe, » s’écrie-t-il tendrement. O le pauvre luxe ! Elle ne peut faire qu’elle ne s’irrite contre cette oisiveté forcée, qui n’est qu’une misère stagnante ; elle ne peut faire que peu à peu, dans son cœur qui s’aigrit, les meilleurs sentimens ne soient le levain des pires. Quand, au milieu de l’après-midi, ayant une course à faire dans le quartier, son mari vient les embrasser, elle et sa mère, et dit la joie qu’il aura le soir, lorsqu’en revenant au logis il apercevra du bout de la rue, derrière les minces rideaux de la fenêtre, la modeste lampe des veillées de famille, Marcelle reste silencieuse, et comme Henri l’interroge : « Oui, c’est charmant, dit-elle, nous devrions acheter un loto. Le soir, après le dîner, nous jouerions au loto ; ce serait complet ! »

Puis elle s’excuse et s’explique ; elle revient encore une fois à la charge : pourquoi ne pas lui permettre de tirer parti de son talent ? « Jamais ! Répond Henri ; c’est ce misérable Juliani qui te met ces idées dans la tête. Que je le retrouve ici, je lui parlerai nettement ! — Il est homme à vous répondre, vous savez ! » réplique Marcelle. Mais aussitôt elle veut reprendre ses paroles, elle demande pardon, elle pleure. Cependant Thérèse Chevrial vient lui offrir de faire un tour dans sa voiture ; elle refuse : « Je ne vous ferais pas honneur, madame, » dit-elle en montrant sa robe ; Mme de Targy, la mère, exempte de fierté mauvaise, accepte, elle, plus simplement, d’être conduite par Thérèse jusque la porte de son élève ; Henri retourne à son bureau, et la bonne sort pour acheter le dîner ; Marcelle reste seule. Un coup de sonnette : c’est Juliani. Il part tout à l’heure pour le Havre et de là pour l’Amérique. Jusqu’au dernier moment, sur le quai de la gare, il attendra son élève, sa future « étoile. » Qu’elle vienne, et dans un an, triomphante, adorée des deux Amériques, elle rapportera tout juste un million à son mari.

Marcelle, secoue la tête et reconduit l’impresario. Mais, sur le seuil, qui croise-t-il, le ténor en partance, qui sera demain pleuré des dames ? Mmes de Luce et de Valmery, deux amies de Marcelle, dont nous avons