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Mais si son discours a fait honneur à son audace, il en a moins fait à son habileté. M. Stanley n’a pas su dissimuler l’aigreur de ses ressentimens, et les méprisans brocards dont il a accablé son adversaire ne pouvaient faire tort qu’a lui-même. — « Lorsque je l’ai vu pour la première fois sur le Congo, en 1880, a-t-il dit, il1 se présenta à mes yeux sous la figure d’un pauvre va-nu-pieds, qui n’avait de remarquable que son uniforme en loques et un grand chapeau déformé. Une petite escorte le suivait avec 125 livres de bagages. Cela n’avait rien d’imposant. Il n’avait pas même l’air d’un personnage illustre déguisé en vagabond, tant sa mise était piteuse, et j’étais loin de me douter que j’avais devant moi le phénomène de l’année, le nouvel apôtre de l’Afrique, un grand stratégiste, un grand diplomate et un faiseur d’annexions. La Sorbonne le reçoit, la France l’applaudit. Que dis-je ? le monde, y compris l’Angleterre, l’admire. »

Quiconque a rencontré M. Savorgnan de Brazza accordera sans peine à M. Stanley qu’il n’a pas l’air florissant, que ses joues sont creuses, que son visage est ravagé, qu’on reconnaît facilement en lui l’un de ces hommes qui ont abusé de leurs forces et beaucoup pâti. Quand on a eu la dyssenterie en Afrique et qu’on a pensé en mourir, quand on n’a ménagé ni ses jambes, ni ses poumons, ni sa vie pour mener à bonne fin une entreprise à laquelle on s’est voué corps et âme, quand on a l’inquiétude de l’inconnu et une idée qui vous tient, qui vous possède, qui vous ronge, qui vous ravage, cela paraît quelquefois sur votre figure et les passans disent de vous : Quel est ce grand maigre à la taille voûtée ? Nous sommes de l’avis de M. Stanley ; la première fois que nous avons eu le plaisir de voir M. de Brazza, nous avons trouvé qu’il était aussi sec que don Quichotte, quoiqu’il prenne rarement des moulins pour des géans. On nous donnerait toutes les défenses d’éléphans, toutes les forêts de caoutchouc du Congo que ne pourrions nous décider à classer M. de Brazza parmi les hommes gras. Mais plus encore que sa maigreur, M. Stanley lui reproche avec une amère et infatigable ironie le délabrement de son costume et surtout l’état pitoyable de sa chaussure. Sans dot ! s’écriait Harpagon. Sans chaussures ! répète sur tous les tons M. Stanley. Vous l’entendez, M. de Brazza s’est promené sans chaussures sur les bords du Congo, et après une telle inconvenance, il vient se faire acclamer dans la grande salle de la Sorbonne, il est admiré des Anglais, et ce va-nu-pieds se flatte d’avoir signé un traité en bonne forme avec le roi Makoko ! Il nous paraît, quant à nous, que si M. de Brazza a laissé ses souliers en Afrique, M. Stanley y a laissé une bonne partie de son tact et de son esprit. C’est une perte moins facile à réparer.

Dans la querelle engagée entre M. de Brazza et M. Stanley, ou ; pour mieux dire, entre le pavillon français et une société commerciale qui a son siège et Bruxelles, des intérêts considérables sont en jeu. Des