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Brazza sur les moyens qu’il avait employés pour arriver à ses fins, il nous répondit : « Avant tout, j’ai eu soin de ne jamais me fâcher. » En Europe comme en Afrique, le dépit est un dangereux conseiller. Au lieu de digérer son chagrin et d’aviser aux moyens de réparer son échec, M. Stanley a quitté brusquement Le Congo ; il est allé remplir Bruxelles de ses doléances, conter ses disgrâces à quelqu’un qui les a vivement ressenties. Puis il a pris une grande résolution ; il s’est rendu à Paris pour y porter, disait-il, un coup mortel à son adversaire. Un banquet lui a été donné, auquel assistaient beaucoup d’Anglais et d’Américains. Il y a prononcé un très long discours qui, au témoignage de tous ceux qui l’ont entendu, fait grand honneur à son audace. Ce discours était écrit ; les assertions un peu téméraires et fort étonnantes qu’on y peut relever ne doivent pas être mises sur le compte de l’improvisation et de ses hasards.

Tout le monde sait que, dans son précédent voyage, lorsqu’il arriva, en 1877, sur les bords du Congo, M. Stanley se lassa bien vite de parlementer avec les indigènes, qu’il trouva plus commode de répandre partout la terreur de son nom. Il était à la tête d’une véritable armée ; il se fraya un chemin de vive force, le revolver au poing, livra trente et un combats. Les peuplades les plus puissantes tentèrent en vain de lui résister, les plus faibles s’écartaient prudemment de son passage, peu à peu le vide se fit autour de lui, et il eut une peine infinie à se procurer des vivres. Avant de pouvoir fonder la station française du Congo, M. de Brazza dut s’assurer des bonnes dispositions des tribus Oubandjis, qui sont les grands piroguiers du fleuve. Il eut une conférence, un palabre avec leurs chefs, et il s’aperçut bien vite que certains souvenirs terribles pesaient encore sur leur cœur et leur avaient laissé des défiances dont il n’était pas facile de les guérir. L’un d’eux, montrant du doigt un îlot voisin, lui dit : « Regarde cet îlot. Il semble placé là pour nous mettre en garde contre les promesses des blancs, car il nous rappellera toujours qu’ici le sang des Oubandjis a été versé par le premier blanc que nous ayons vu. Un des siens, qui l’a abandonné, te donnera à Ntamo le nombre de ses morts et de ses blessés ; mais je te dirai que nos ennemis ont pu échapper à notre vengeance en descendant le fleuve comme le vent. Qu’ils n’essaient pas de le remonter ! » M. Stanley a complètement oublié ce qui s’est passé dans cet îlot. Il a déclaré l’autre jour « qu’il n’était ni Américain, ni Belge, ni international, qu’il était Africain, l’ami de ces pauvres noirs. » Qu’en penseraient les Oubandjis ? Qu’en a pensé son auditoire ? Mais ce ne fut pas là sa seule audace. En pleine capitale de la France, il s’est permis de parler avec quelque ironie « de ce noble drapeau tricolore, symbole, comme nous savons, de la civilisation en Europe et ailleurs, et qui sert à couvrir des ambitions personnelles. » Décidément M. Stanley est un audacieux.