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est Othello, par exemple, ou tel est Macbeth. C’est la fatalité du théâtre ancien qui reparaît dans le théâtre moderne, et le criminel y est redevenu, comme autrefois, plus malheureux que coupable. On s’apercevra sans doute, si l’on y veut bien réfléchir, qu’il n’en va pas autrement dans l’histoire, et dans la vie, par conséquent, elle-même, que dans la littérature et dans l’art.

Il résulte de là qu’en demandant au poète, à l’auteur dramatique, au romancier des personnages sympathiques, bien loin de leur demander rien, comme le croient les esprits forts, qui soit contradictoire aux exigences de l’art, c’est précisément, et d’instinct, un désir, un souhait, un vœu que l’on forme intérieurement de les voir s’y soumettre. Mais on peut aller plus loin encore. Et si l’on considère que le public, au grand dépit des esthéticiens du pessimisme, n’a peut-être jamais été plus que dans notre temps curieux de personnages sympathiques, il est permis de croire que sa curiosité procède justement d’un sentiment très vague, mais très délicat, et d’une intelligence très confuse, mais très saine, des conditions nouvelles faites à l’art moderne par le progrès des siècles et la croissante complexité de la vie.

Jusque dans la poésie même, en effet, depuis tantôt cent ans passés, la sympathie n’est-elle pas devenue le principe intérieur de l’art ? Je ne parle pas de cette sympathie dont le poète s’est ému de nos jours pour les souffrances et les joies de celui que nos Français du XVIIIe siècle, à l’imitation des Grecs et des Romains, eussent appelé volontiers le barbare. Je pourrais en parler, car enfin ce que nous avons gagné sur le XVIIIe siècle, c’est d’avoir compris ou senti que notre littérature nationale, quoique universelle, n’avait pas cependant épuisé la source des émotions humaines. Si le mot de couleur locale, dont on a fait, dont on fait encore tant de bruit, signifie quelque autre chose que la capacité de reproduire ce qu’il y a de plus matériel dans la forme et dans la couleur, il exprime le pouvoir de comprendre, à force de sympathie, ce qu’il y a de diversité, selon les temps et selon les lieux, sous et dans l’apparente identité du même sentiment. Mais veux parler de cette sympathie particulière, et comme on dit, intime, que le poète éveille en nous par la seule manifestation de sa propre personnalité. Une grande révolution littéraire s’est accomplie le jour où l’auteur des Confessions a conquis pour le poète le droit de montrer l’homme à l’homme, sans interposition de personnes fictives et sans le secours d’une fable imaginaire. Si Corneille a souffert, si Racine a aimé, si Molière a pleuré, nous avons pu le deviner, ils ne nous en ont du moins rien dit ; mais le poète des Méditations nous a confié jusqu’aux secrets dont il n’était pas le seul maître ; le poète des Feuilles d’automne et des Contemplations, jour par jour, a inscrit l’histoire de sa vie dans ses vers ; et le poète des Nuits a pris le monde à témoin