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douteux que les plaisirs de la sympathie tiennent un rang très élevé dans cette hiérarchie, le premier peut-être à de certains égards, et pour bien des raisons, faciles à donner.

On peut prouver la dignité morale et l’importance esthétique de la sympathie en plusieurs manières. On peut établir d’abord qu’elle est, sous ses formes les plus élevées comme dans ses manifestations les plus humbles, le principe même, l’âme diffuse, en quelque sorte, et l’ouvrière cachée de la vie sociale. Par une rencontre singulière, qui mérite bien d’être signalée, ce sont, les positivistes qui l’ont fait avec le plus de force; et c’est M. Taine qui, dans sa Philosophie de l’art, a le plus solidement démontré que les œuvres de l’art étaient d’autant plus hautes qu’elles exprimaient mieux ce « caractère bienfaisant » et cette « unique, faculté d’aimer. » Une autre manière est de consulter l’histoire, et de constater qu’entre les grands artistes, ceux-là précisément ont le plus créé qui ont le plus aimé, c’est-à-dire dont la sympathie s’est le plus largement, le plus généreusement étendue à tout ce qui est humain. Racine a plus créé que Corneille. Shakspeare a mille âmes et Goethe n’en a qu’une : ce grand esprit, si curieux de tout ce qui se saisit par la seule prise de l’intelligence, a manqué de sympathie. Une troisième manière enfin serait de faire voir que les personnages le plus sympathiques nous sont ceux dans l’âme de qui le poète est descendu le plus profondément; et qu’ainsi la sympathie qu’ils nous inspirent est une suite immédiate, un effet direct, une conséquence nécessaire de leur nouveauté psychologique et de leur originalité morale. Une résolution quelconque n’est en réalité que le total visible d’un nombre presque infini de sentimens accumulés. Un monstre, au moral, est un homme aux sentimens successifs de qui nous ne pouvons nous substituer et dont les actes, pour ainsi dire coupés de leurs origines, éclatent à nos yeux sans justification et sans cause. Tels sont les personnages du drame romantique : tel est le François Ier du Roi s’amuse, tel est le don Salluste de Ruy Blas. Mais, au contraire, dès que nous avons saisi les mobiles d’un acte et que, sans excuser toutefois l’acte lui-même, s’il est moralement mauvais, nous avons reconnu cependant que les mobiles en étaient dans la nature et dans la vérité, le personnage nous devient déjà sympathique. Tels sont les héros de la tragédie de Racine; telle est l’Hermione d’Andromaque, telle est l’Agrippine de Britannicus, et telle est la Roxane de Bajazet. Et quand enfin au crime même, à quelque degré que ce soit, il se mêle un élément moral, c’est-à-dire un sentiment non-seulement naturel, mais généreux, mais délicat, mais louable dans son principe, alors nos sympathies accompagnent le personnage dans l’extrémité du malheur et le suivent jusque dans le châtiment. Tels sont les personnages du drame de Shakspeare : tel