Admettons avec eux que le monde soit mauvais. Beaucoup de personnes alors prétendront que c’est justement parce que ce monde est mauvais
Qu’il a fallu s’en faire un autre, et l’inventer;
et que cet autre monde est le monde de l’art. L’art nous apparaîtra
comme une conquête de la sensibilité sur la nature, de même que la
moralité, par exemple, est une victoire de la volonté sur les instincts
et les appétits. Il aura son origine dans le besoin que nous éprouvons
de faire quelquefois diversion et trêve aux soucis de la vie; il aura pour
but la constitution d’un ordre idéal où chaque chose soit à sa place,
à sa place et dans son rang. Et nul n’aura le droit de combattre cette
conception de l’art, parce qu’autrement il n’y aurait plus d’art, et l’art
ne serait qu’un avec la science. S’il ne s’agissait que de « constater
l’homme, » la psychologie pourrait y suffire. S’il n’était question que
de résoudre des problèmes sociaux, l’économie politique n’a pas été
inventée pour autre chose. Et si le but de l’art était enfin de « manifester les causes permanentes et génératrices » des choses, la science
remplit déjà l’office, et le remplit incomparablement mieux. Cette prétention toute moderne de faire concourir l’art au même but que la
science est vaine, et elle est tout aussi dangereuse que la prétention
de le faire concourir, comme on l’a voulu quelquefois, au même but
que la morale ou la prédication. L’objet de l’art n’est pas d’enseigner,
mais de plaire, au sens large où jadis on entendait le mot. Le public
a donc raison de vouloir des œuvres qui lui plaisent. Il est d’ailleurs
bon juge de son plaisir, et son incompétence ne se trahit que dans les
jugemens qu’il prétend porter sur la qualité, la nature, et les causes
de son plaisir.
C’est qu’il n’y a rien de si délicat que de classer les plaisirs entre eux, de si difficile que d’en déterminer exactement la nature, rien de plus aventureux que de les vouloir assigner chacun à sa juste cause. Le plaisir que nous éprouvons à satisfaire un appétit n’est évidemment pas le même plaisir que nous éprouvons à saisir, par exemple, une vérité nouvelle : ont-ils seulement une commune mesure? Le plaisir que nous ressentons à voir jouer Tartufe n’est pas le même que nous ressentons à voir jouer Britannicus. Il y a mieux, et si c’est un plaisir d’une nature et d’une qualité déterminée que nous éprouvons à voir jouer Tartufe, il est assurément d’une autre nature et d’une autre qualité à voir jouer le Légataire universel, comme il est autre encore à voir jouer Britannicus et certainement autre à voir jouer Polyeucte. Mais quelque définition que l’on donne du plaisir et quelque hiérarchie des plaisirs entre eux que l’un essaie de constituer, il n’est du moins pas