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dire, une compétence infuse! et que notre jugement, partout ailleurs chancelant et trompeur, fût, en matière de peinture ou de poésie, investi du privilège d’infaillibilité !

Comment, par quelle affectation de dédain transcendant, les artistes répondent à ces prétentions du public, on le sait. L’artiste seul, à les en croire, serait juge de l’art. Il n’y aurait d’opinion qui comptât pour lui que celle de ses pairs ; et le moindre témoignage d’un rival de gloire et de popularité l’assurerait plus fermement de la valeur de son œuvre que les applaudissemens de toute une salle soulevée par le délire de l’admiration. C’est dommage toutefois qu’en général, pour parler de la sorte, il faut que l’artiste ait échoué. Car, au contraire, lorsqu’ils ont réussi se targuent-ils assez de l’approbation du public ! Font-ils assez bon marché du sentiment de leurs pairs! Et se raillent-ils assez de ces règles de l’art sur lesquelles on prétend les juger! La foule n’est plus alors ce ramassis de courtauds de boutique et d’amateurs incompétens : c’est un tribunal, un tribunal incorruptible, le seul tribunal de qui l’on s’honore de relever. Ah! vraiment oui! les juges de l’art sont bien reçus s’ils jettent une note discordante au milieu du concert des éloges, et les hommes du métier proprement accommodés s’ils signalent une faute contre les lois du genre. Il faudrait pourtant s’entendre une bonne fois. Si le public a raison quand il applaudir, n’aura-t-il pas aussi raison quand il siffle? L’artiste, s’exposant de lui-même, et sans y être contraint par aucune obligation, au jugement du public, ne devra-t-il pas être tenu de s’y soumettre en toute circonstance, et de le subir sans en murmurer? Et la grande règle de toutes les règles étant enfin de plaire, comme dit Molière, n’aura-t-on pas véritablement violé toutes les règles en une, du moment que l’on aura déplu ?

Voilà bien la grande règle, en effet; celle du moins que, pendant longtemps, on a considérée comme telle; et nous touchons le fond du débat. Ce que le public demande à l’art, ce n’est pas tout à fait de lui complaire, mais qu’il puisse du moins, lui public, s’y plaire. On n’ouvre pas le roman qui vient de paraître pour y chercher des raisons de trouver la vie plus triste; on ne va pas au théâtre avec l’espérance de joindre un nouveau motif aux motifs que l’on peut avoir déjà de se plaindre des hommes. Cependant c’est justement ce que voudrait le naturalisme. L’art n’est pas fait pour plaire, selon son esthétique; il l’est même si peu qu’une œuvre qui plaît a, pour cette seule raison, manqué son but. L’art est l’imitation de la nature, qui est mauvaise; la reproduction de la vie, qui est cruelle; et l’expression de l’homme, qui est féroce. Toute œuvre donc qui représentera l’homme sympathique, la vie facile, et la nature clémente, sera nécessairement mensongère et sortira de l’art.