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La tragédie classique d’abord et le drame romantique, s’ils se définissent quelquefois, comme Cinna, par exemple, ou comme Cromwell, par la qualité des personnes ou la grandeur des intérêts qu’on y débat, ne se définissent-ils pas aussi souvent, comme Bajazet ou comme Ruy Blas, par l’horreur de la catastrophe? Ou encore : si cette catastrophe a souvent pour objet d’éliminer de l’action le personnage antipathique, n’arrive-t-il pas, au contraire, et tout aussi fréquemment, comme dans Othello, par exemple, ou comme dans Roméo et Juliette, qu’elle frappe directement les personnages sympathiques? Ou bien enfin : n’est-il pas universellement admis que, quand une aventure véritablement tragique, dans quelque monde, aristocratique ou bourgeois, qu’elle soit placée, se dénoue par une machine, aux dépens de la vérité des faits et de la logique des caractères, elle tombe de ce seul fait aux conditions du mélodrame? Au surplus, les œuvres parlent d’elles-mêmes. Si le Cid finit bien, le Misanthrope finit mal. Gil Blas finit, bien, mais Manon Lescaut finit mal Indiana finit bien, mais Valentine finit mal. Le Demi-Monde finit bien, mais la Dame aux Camélias finit mal. Opposera-t-on qu’en un certain sens on appelle finir bien ce que nous appelons ici finir mal? Ainsi, les dernières pages de Manon Lescaut, on le dénoûment de la Dame aux Camélias, rétablissent dans leurs droits la loi sociale et la morale: voilà finir bien. Ce n’est pas là répondre, mais plutôt tourner la question, qui est celle-ci : Quand nous rencontrons dans le drame ou dans le roman des personnages sympathiques, la sympathie qu’ils nous inspirent dépend-elle de l’événement heureux ou malheureux qui dénoue leur histoire? En aucune façon;, et c’est tout ce que veulent prouver bs exemples que nous rappelons.

En quoi donc et par où nous sont-ils sympathiques? Le nom qu’on leur donne me paraît une réponse assez claire. Ils nous sont sympathiques dès qu’ils touchent notre sensibilité, comme ils cessent de l’être aussitôt qu’ils ne l’ébranlent pas. Sensibilité, sensiblerie, sentimentalisme, sentimentalité, rien n’est plus facile que de brouiller tous ces mots ensemble et d’en plaisanter agréablement. Il le serait beaucoup moins de démontrer que ce n’est pas notre sensibilité que doivent atteindre à fond les personnages sympathiques. Aucune situation, dans le drame ou dans le roman, n’est forte ou touchante par elle-même et par elle seule : elle ne le devient qu’en raison de l’intérêt sensible que nous prenons aux personnages dont le destin y est engagé. Pareillement, aucun personnage ne nous est sympathique par hypothèse ou par définition : il ne le devient qu’en raison des motifs que l’on nous a donnés de nous intéresser à lui. La plus grande valeur d’une rencontre ou d’une situation dépend des préparations qui nous l’ont rendue nécessaire et, par conséquent, désirée : tout de même, nos sympathies se déterminent à peine sur la nature des actes, et principalement