Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si ceci peut produire cela et de répondre sans passion à cette insidieuse question. Nous ne comptons pas trop sur cet heureux avenir : l’humanité ne change guère, on continuera à l’influencer par des mots vides de sens, formules magiques qui produisent les mirages de la fée Morgane, qui sont d’autant plus brillans que les déserts qui nous entourent sont plus arides, mais qui n’en disparaissent pas moins quand nous voulons les toucher. Les déclamations des socialistes ne peuvent pas changer la nature des choses, et les remèdes qu’ils présentent n’en sont pas. Quand on aura dépouillé le propriétaire et déclaré le sol commun, produira-t-il 30 hectolitres au lieu de 20 ? — Le citoyen rural travaillera-t-il avec plus d’assiduité quand l’état lui assurera un traitement annuel que lorsqu’il labourait, hersait, piochait, pour un salaire quotidien ? Quand le fabricant exproprié aura cédé « les instrumens de travail » et que le collectivisme régnera sans conteste, les débouchés se seront-ils accrus, les salaires élevés, les chômages et les crises évanouis ? Quel rapport ceci a-t-il avec cela ? Comment des causes de cet ordre produiraient-elles de tels effets ?

Nous n’avons pas beaucoup à nous préoccuper de ces faits pour nous-mêmes, mais nous comprenons que nos voisins s’en inquiètent, La population augmente rapidement chez eux, mais ni le sol et ses produits, ni les débouchés de l’industrie ne suivent le mouvement. Nos voisins ont encore la ressource de l’émigration, mais à un moment donné l’Amérique fermera ses portes[1], que fera-t-on après ? Nous ne nous hasarderons pas à pressentir les maux sociaux qu’une disproportion entre la population et les subsistances pourra produire, ni à indiquer des remèdes : à chaque époque sa tâche. La nôtre n’a pas la mission de guérir un mal qui n’éclatera que plus tard, il lui incombe seulement de chercher à voir clair, à pénétrer au fond des choses. Alors, quand les difficultés surgiront, on avisera, et, bien renseigné, on saura où porter secours. C’est ailleurs qu’en France que la crise éclatera si « la force aveugle qui dirige en tel ou tel sens la destinée de tout un peuple » ne la prévient pas. Tâchons, en attendant, de répandre une instruction sérieuse, d’enlever les entraves qui pourraient ralentir les progrès de l’agriculture et de l’industrie, et n’oublions jamais que la question de la population est intimement liée à la question des subsistances.


MAURICE BLOCK.

  1. Ce n’est pas au mouvement contre les Chinois que nous faisons allusion ici ; nous avons déjà plusieurs fois rencontré dans des publications américaines des phrases comme celle-ci : » Il n’y a pas encore lieu d’interdire l’immigration européenne. » Du reste, on sait, que les knownothing étaient déjà hostiles aux immigrés, mais pour des raisons politiques.