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plus tôt à la limite, au-delà de laquelle on est sûr de rencontrer la misère[1]. Quand toutes les carrières sont encombrées, quand la vie est difficile et les denrées sont chères, alors les souffrances affaiblissent les populations, la vieillesse est précoce, il y a relativement plus d’enfans que d’adultes. Nous avons sous les yeux un tableau où les habitans de six pays sont classés par âges et ces pays sont rangés d’après le nombre des enfans âgés de un jour à cinq ans. Sur ce tableau, la France figure en tête avec le moindre nombre, la Prusse ferme la série avec le nombre maximum. Eh bien ! voyez : sur 10,000 habitans, la France compte, il est vrai, 929 enfans de moins de cinq ans et la Prusse 1,510 ; en revanche, la France a 1,475 individus âgés de trente à quarante ans, 2,262 de quarante à cinquante, 1,015 de soixante et au-dessus, tandis que la Prusse n’en a que 1,345,1,663 et 602. C’est 4,752 Français adultes contre 3,611 Prussiens adultes. Cette comparaison n’est-elle pas éloquente ? La France a proportionnellement plus d’adultes que n’importe que l’autre des six pays en question[2]. Pour les hommes, il ne s’agit pas de naître, mais de vivre, et la place est limitée. Les forces productives le sont également. Demandez aux cultivateurs pourquoi ils s’obstinent à ne produire que 25 bushels par acre ; une fois qu’ils consentent à labourer, fumer, semer, pourquoi ne récoltent ils pas le triple de cette quantité ? Tous les Anglais pourraient se nourrir de home grown wheat, de froment venu en terre anglaise. Les « théoriciens » disent que si les cultivateurs ne vont pas au-delà, c’est qu’ils ne le peuvent pas ; est-ce que les « hommes pratiques » seraient d’un autre avis ?

La même question peut se poser en France et dans tous les pays qui importent du blé. La réponse sera partout la même : la fertilité du sol a ses bornes. Il serait d’ailleurs imprudent de pousser la population jusqu’aux limites extrêmes de la production des alimens (en supposant que ce fût possible), car on ne sera jamais en état de régler les saisons et de distribuer à volonté la pluie et le beau temps. Jusqu’à nouvel ordre, cette impuissance n’a rien d’inquiétant, car l’Amérique n’est pas encore remplie, mais la population y pullule, et l’Europe y verse tous les ans des centaines de mille de travailleurs : on estime que dans l’année courante un million d’émigrans aborderont dans les États-Unis. Est-il donc inutile de se préoccuper des effets de cet exode ? ou croit-on que cette cause n’aura pas d’effet ? Sans doute, ce mouvement

  1. Un journal officieux allemand, répondant à un article de M. Delbrück, qui établit que la population s’accroît chaque année de 500,000 âmes et qui montre les dangers de cette situation, conseille d’arrêter ce mouvement ascensionnel en autorisant les communes à mettre des entraves aux mariages.
  2. Maurice Block, l’Europe politique et sociale ; Paris, 1869, page 44.