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de toute nature me forcent à partir au plus tard par le paquebot de la Compagnie transatlantique du 30 novembre. D’un autre côté, j’ai une fantaisie ardente de voir San Francisco et le Pacifique. Nous sommes au 9 ; en partant le 10, j’ai le temps d’aller d’une traite à San Francisco, d’y passer quarante-huit heures et de revenir à temps pour m’embarquer en faisant même la part de l’imprévu, puisque le voyage, aller et retour, n’est que de quatorze jours et que j’en ai vingt devant moi. Si je n’ai point de mésaventures qui me retarde, je pourrai même m’arrêter une journée à Chicago à l’aller et une journée à Saint-Louis au retour. Je cherche vainement parmi mes compagnons quelqu’un qui ait le pied assez leste pour s’associer à mon expédition. C’est une folie, me dit-on, de vouloir faire le voyage aussi vite, et quelques Américains même me mettent au défi de l’accomplir. Je reconnais que c’est en effet une folie, et, comme il faut faire en pareil cas, j’éprouve le besoin d’en rejeter la responsabilité sur un autre. C’est un très grave et très important personnage, M. le baron de Hübner, ancien ministre en Autriche et ambassadeur en France, qui la supportera. C’est la lecture de sa Promenade autour du monde, si jeune d’allure, si profonde et si ingénieuse d’aperçus, ce sont ces descriptions si vives qui m’ont inspiré le désir passionné de traverser en chemin de fer les grandes prairies de l’Ouest, de franchir les Montagnes Rocheuses et de descendre les pentes de la Sierra-Nevada jusqu’à la côte du Pacifique. Aussi je tiens bon. Le 10 novembre au matin, je me rends à la gare du Pensylvania railroad, où mon aimable hôte a tenu à m’accompagner. Il me présente au conducteur du sleeping car; nous nous serrons la main, et celui-ci promet avec beaucoup d’affabilité que pendant la route il viendra de temps à autre faire un bout de causerie avec moi (a little chat) et me montrer les endroits intéressans. La machine siffle ou plutôt beugle, car le sifflet des machines américaines produit le bruit d’un mugissement, les lourdes voitures du train s’ébranlent péniblement et me voilà en route pour San Francisco. Lorsqu’enfant, j’arpentais par l’imagination, ma carabine sur l’épaule, les prairies du Far-West, je n’avais jamais rêvé d’aller jusqu’au Pacifique, et je me répète à moi-même mon ancien refrain, qui décidément a plus de vrai que je ne croyais :


Nos rêves s’envolent
Comme des oiseaux;
Des rêves nouveaux
Bientôt nous consolent.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.