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morale de cette antique et célèbre fable des Membres et l’Estomac, il ne s’agit ni de diminuer l’économie rurale ni d’exalter l’industrie manufacturière ; nous avons déjà démontré ici même combien il importe qu’un certain équilibre règne entre ces deux grandes branches de l’industrie humaine. Cet équilibre, malheureusement, ne peut pas être décrété. Il est très difficile, sinon impossible, de tracer à chacune d’elles les limites qu’elle ne doit pas dépasser, et en supposant qu’on eût la présomption d’indiquer des dimensions, quel pouvoir pourrait forcer les hommes à se laisser parquer les uns dans l’agriculture, les autres dans l’industrie et le commerce, chacun peut-être contre son goût ou son intérêt ? Le choix d’une carrière est influencé, pour chaque individu, par un ensemble de circonstances données, dont la plupart ne sont pas visibles et tangibles, car à côté des faits il y a les sentimens bons, mauvais, raisonnables, insensés, exerçant simultanément leur influence et formant ce qu’on appelle les forces naturelles. Plus ces forces sont actives, moins le gouvernement doit intervenir, sous peine d’être arbitraire d’abord, tyrannique bientôt. Il vaut mieux laisser agir la liberté. L’homme n’est pas toujours conduit par les circonstances ; il lui est souvent possible, quelquefois aisé de résister, car les influences ou forces naturelles sont multiples ; parfois elles se combattent et l’on peut neutraliser l’une par l’autre et conserver sa liberté. Eh bien ! ce que nous voudrions, c’est que chacun fît de cette liberté l’emploi le plus intelligent pour le choix de sa profession, qu’il se préoccupât des indices, des signes des temps pour aider au maintien ou au rétablissement de l’équilibre entre les industries qui créent la matière première et celles qui l’élaborent, ou, si l’on aime mieux, entre les produits alimentaires et les autres.

Il semble qu’un rapport proportionnel devrait s’établir tout naturellement entre les diverses productions. Pour nous en rendre compte, voyons comment les choses se passent et ne craignons pas de remonter à la source. Quand une tribu devient sédentaire, elle s’adonne à l’agriculture ; c’est sa seule industrie ; les besoins sont simples : chacun produit avec l’aide de sa famille tout ce qu’il lui faut. Le premier effet de l’accroissement de la population, c’est la division du travail. Personne n’a noté comment les occupations se sont spécialisées ; les contemporains n’ont pas jugé à propos d’inscrire dans leurs annales les obscurs commencemens d’un fait dont ils ne pouvaient prévoir la portée. ; mais, une fois née, la division du travail ne put que se développer. C’est la fondation des villes qui la consacra ; l’industrie alla habiter les villes, l’agriculture resta naturellement à la campagne ; la séparation des occupations était consommée. Cette importante étape dans l’histoire économique devait