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pareille durée, il faut une cause qui agisse d’une manière universelle et continue, qui, soumise elle-même aux lois de la nature, exerce son action en vertu de ces mêmes lois, et soit aussi irrésistible qu’elles. Cette cause, c’est l’accroissement de la population ; les faits politiques, économiques et sociaux sont, pour chaque pays, dans un rapport étroit avec le nombre des habitans. L’existence de ce rapport est généralement admise, mais on n’a peut-être pas encore tiré de ce fait toutes les conséquences qu’il renferme.


I.

Il y a une trentaine d’années, à l’époque où la grande propriété était si fortement représentée dans les chambres, il se passait rarement une session sans qu’un orateur lançât de la tribune cet aphorisme : « La France est un pays essentiellement agricole. » C’était un argument qu’on croyait sans réplique, que personne, du moins, n’osait attaquer de front. On voulait honorer l’agriculture, en faveur de laquelle on avait si souvent cité la charrue d’or de l’empereur de Chine, et le mot célèbre de Sully sur le « labourage et le pâturage. » Nous ne sommes pas moins disposé que ces orateurs à honorer l’agriculture, « notre mère nourricière, » mais nous tenons aussi à présenter les faits avec une rigueur scientifique. Nous dirons donc : Non, la France n’est pas un pays « essentiellement agricole, » et c’est son bonheur et son honneur d’être à la fois un pays agriculteur et manufacturier. Sans le savoir et sans le vouloir, ces membres des anciennes chambres calomniaient la France ; ils en faisaient une contrée pauvre et arriérée, tandis que, de tout temps, même lorsqu’elle était loin de la prospérité dont elle jouit aujourd’hui, elle comptait parmi les plus riches de l’Europe. Nous disons qu’un pays agricole est pauvre, et il serait facile de le prouver par des faits et des chiffres ; nous nous bornerons à quelques courtes réflexions qui suffiront à convaincre le lecteur.

Si nous étions hostile à l’agriculture, nous userions ici de perfidie : nous extrairions d’un certain nombre de publications agricoles des propositions défavorables à l’économie rurale. Nous citerions l’éminent agronome Moll, qui dans un rapport officiel expose que « le bétail est un mal nécessaire, » — c’était avant 1860 l’opinion générale ; — nous citerions toute une série de tableaux plus ou moins rigoureusement exacts, tendant à démontrer que la culture des céréales est « désastreuse, » ou du moins qu’elle se fait généralement à perte, et si nous voulions recourir aux récentes discussions parlementaires sur le tarif des douanes, nous aurions l’embarras du