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L’avènement d’une marine où les navires coûtent plus cher et exigent un équipage moins nombreux a eu une conséquence manifeste aujourd’hui. Il y a disproportion entre le nombre de bâtimens que le trésor permet d’entretenir et le nombre de matelots que la population permettrait d’employer. L’effectif des vaisseaux de guerre se réduit sans cesse ; l’effectif des matelots disponibles au moment des hostilités augmentera d’autant plus que la lutte désormais arrêtera la navigation de commerce. De là un écart d’autant plus considérable que les finances d’un pays sont plus pauvres, écart que ne comblent pas les plus énormes budgets. L’Angleterre n’a pas place sur ses vaisseaux pour la moitié de ses matelots, la France pour le quart, l’Allemagne pour le cinquième, l’Italie pour le dixième. Ce chiffre mesure la déperdition de puissance, et la marine n’atteindrait son développement normal que le jour où un peuple aurait assez de navires pour tous les hommes capables de les monter.

On ne peut les construire : est-il nécessaire de les construire pour les trouver ? Il y a des bâtimens de guerre et des bâtimens de commerce semblables de formes, de dimensions et de vitesse, les paquebots et les croiseurs. Leurs différences se résument à trois : le croiseur a une double coque, des parties protégées, et un pont assez fort pour porter l’artillerie. La double coque réduirait la capacité intérieure des paquebots, mais aussi leurs chances de naufrage, et leur permettrait à la fois de payer des assurances moins lourdes et d’élever le prix de leur fret. Les soutes et les machines sont protégées si les cales peuvent en cas de guerre contenir une épaisseur suffisante de charbon ; c’est affaire de plan. Enfin, une solidité particulière des assemblages, fût-elle superflue pour la navigation ordinaire, ne la compromet pas. Adaptées aux navires de commerce, ces installations seraient la première utile, la seconde indifférente, la troisième seule coûteuse ; mais au total la dépense ne s’élèverait guère. Les bâtimens les plus parfaits sont ceux des lignes subventionnées. Par cela même qu’il les dote, le ministre dans une large mesure en est maître. C’est lui qui fixe leur mode de construction, leurs formes, leur vitesse ; il suffit qu’il ajoute une clause relative aux dispositions militaires, la flotte des paquebots-postes deviendra une flotte de croiseurs rapides. Et c’est une faible partie des forces à trouver dans la marine marchande. Elle est dans maints pays protégée par des primes à la construction et à la navigation. Établies dans l’intérêt d’industries particulières, ces protections se justifient mal. On les a couvertes du prétexte que l’on formait ainsi des hommes de mer, raison mauvaise à une époque où le nombre des matelots excède les besoins. Elles seraient inattaquables, au contraire, si elles avaient pour résultat d’assurer à ces équipages les navires de guerre qui leur manquent. Quoi de plus naturel alors que de proposer des