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L’administration, la garde, l’approvisionnement ordinaire des colonies ou des postes ne peuvent être assurés que par un va-et-vient de fonctionnaires, de troupes et de cargaisons ; la guerre commande parfois de transporter des corps d’armée sur le sol où ils ont à agir. Une flotte apte à ce service est indispensable à l’état. Est-il nécessaire qu’elle soit à l’état ? Les transports de matériel et d’hommes paraissaient à nos pères la fonction même de la marine marchande et c’est à elle que d’ordinaire ils affrétaient leurs « flottes de charge. » Ils avaient raison. Quand l’état, soit en construisant des navires spéciaux, soit en utilisant ses navires de guerre, serait certain d’accomplir ce service à moindre prix, il le devrait laisser au commerce par des raisons plus hautes encore que des questions d’économie. Le jour où il sera admis que, dans un navire de guerre, il y a place pour une cargaison et des passagers, on aura considéré que la plupart des navires construits pour la guerre achèvent leur carrière sans avoir rendu aucun service s’ils ne sont utilisés pendant la paix ; ce jour-là on ne sera pas loin de conclure que le service le plus habituel est le plus important, et de sacrifier à la commodité des installations l’aménagement de combat. Introduire dans la vie de bord des élémens étrangers aux habitudes, aux devoirs, à l’esprit maritimes, n’est pas moins redoutable pour la discipline et l’homogénéité des équipages. La répugnance visible qu’ils manifestent pour ce genre de jonctions n’est pas, comme se plaisent à le dire des observateurs superficiels, un dernier reste de morgue aristocratique ; elle témoigne d’un instinct juste et d’un respect élevé pour le caractère militaire. Sans doute rien de ce qui est utile au pays ne mérite le dédain, et peu d’entreprises jouent dans le monde un plus grand rôle que les entreprises de transports ; elles sont dignes d’occuper et d’honorer quand elles sont une industrie, quand elles exigent la connaissance des intérêts économiques, la divination des courans commerciaux qui se préparent, quand le gain est la récompense et la preuve des calculs justes et des organisations bonnes. Mais usurper ce métier sur ceux qui s’y consacrent, enlever les hommes de guerre à leur art et, sans faire appel ni à leur intelligence ni à leur intérêt, transformer les officiers en convoyeurs et les matelots en portefaix, c’est oublier que les corps militaires s’amoindrissent s’ils ne conservent pas aux yeux de tous et à leurs propres yeux leur prestige et que ce prestige n’est pas compatible avec toute besogne ; c’est les réduire à une de ces fonctions serviles qui, aujourd’hui comme autrefois, dérogent à la noblesse des armes.

L’erreur économique ne serait pas moindre. Pour le service de ses possessions l’administration n’a même plus à fréter de navires. Des lignes régulières de paquebots unissent tous les points importans du